Ananda K. Coomaraswamy. Mahā-pralaya et le jugement dernier

 

 

 

Mahā-Pralaya et le Jugement Dernier

(Édité dans Cultural World, Los Angeles, III, 4, pp.14-16. Décembre 1932)

 

 

     

     La tradition védique envisage le voyage (yāna) de l’individu après la mort comme un passage sur un plan de l’être (loka) à un autre ; et bien qu’il y ait la possibilité d’une perpétuité (stāyitā) sur un plan donné jusqu’à la Fin des Temps (kalpānta, Mahā-pralaya), il n’y a aucune conception de la possibilité d’un retour à un état passé. La doctrine ultérieure de la réincarnation, dans laquelle on conçoit la possibilité d’un retour à un état antérieur, semble refléter une tendance édifiante des prolongements religieux (bhakti-vāda) et psychologiques (hīnayāna), intégrant peut-être des éléments populaires non védiques[1].

 

Plus exactement, deux voies différentes peuvent être suivies : la voie angélique (devayāna) dans le cas de l’individu dont le navire est la connaissance, et la voie patriarcale (pitṛyāna) dans le cas de celui dont le navire est le travail (karma) accompli en vue d’une récompense. Dans le premier cas, l’individu passe par le « Soleil » et, au-delà, par le Soi Suprême et le Sans Fond ; dans le second, il n’atteint que la « Lune » et, en temps voulu, retourne à un nouvel état corporel dans un sous-temps ultérieur (manvantara), lorsque le choix de la voie se présente à nouveau. Ce qui suit, cependant, ne tient pas compte de cette distinction de voies, mais plutôt de la distinction entre ceux qui, d’une part, sont portés soit par l’entendement, soit par les œuvres, étant également des voyageurs, et ceux, d’autre part, qui, n’ayant ni compris, ni encore travaillé, le Jugement Dernier les trouve non seulement sans anéantissement, mais aussi sans mérite.

 

Quoi qu’il en soit, le but final du voyage se trouve sur le Rivage paternel de la Mer de la Vie (saṃsāra). Lorsque le débarquement s’y effectue, le Jīvātma se connaît lui-même comme Paramātman, l’espace-absolu-dans-le-cœur (antarhṛdaya ākāśa) est connu comme l’espace-corps absolu (ākāśa-śarīra) de l’Être et du Non-être, et la Mer de la Vie est comme contre-visible (paryapaśyata) par le Soi comme la multiplicité de sa propre Identité[2]. En voyage, il nous est donné des indications sur le Paradis (prāṇārāma, nandana), dans l’Union (sāyujya samādhi) qui consume la pensée (dhyāna), dans la Félicité (ānanda) qui consomme la Volonté (kāma), et dans le consentement (sāhitya) de l’Art (nirmāṇa) : la connaissance, l’amour et le travail devenant Acte pur (asakta).

Mais si la possibilité d’une Émancipation Graduelle (krama-mukti) est ouverte au Voyageur[3], il est également possible pour celui dont le navire est sans gouvernail, ou mal dirigé, d’errer sur des eaux inconnues vers une terre inconnue, de plus en plus loin du Quai (ghāṭ) : si loin et si longtemps qu’il ne sera peut-être plus en vue du Rivage Inconnu lorsque chaque rive et chaque navire seront dissous à la Fin des Temps. Ainsi, à la Fin des Temps, il y a un départ pour ceux qui sont libérés (mukta) et liés à l’Ego (māna-baddhaka). Dans la tradition chrétienne, cela s’appelle le Jugement Dernier.

 

A l’exception des plus hauts Devas, les Anges (ājānaja), dont l’être est l’Éternité, tous les êtres, qu’ils soient « vivants ou morts », sont « jugés » en ce Dernier Jour. Le Soi de ceux qui ont déjà atteint une Réalisation (mukti) totale (nirguṇa) est déjà en pleine identité consciente avec l’Identité Suprême ; et maintenant, pour ceux dont la Réalisation a été « par degrés » (krama) ou qualifiée (saguṇa), il s’ensuit la dernière mort de l’Ego catégoriel, une « mort » qui est absolument Mors janua vitae, une émancipation de toute contingence possible, les Portes du Ciel s’ouvrent au Jīvātman, devenu Kṛtātman, « Soi parfait », afin qu’il redevienne (abhisambhavati) dans sa propre forme (sva-rūpa), sans imagination (nirābhāsa), conscience pure (cit) et délice sans mélange (pūrṇānanda).^

Mais pour les êtres perdus qui n’ont pas atteint dans le Temps une réalisation même partielle, mais qui sont encore totalement impliqués dans le filet de l’illusion (moha-kalila), estimant que l’Ego est le Soi, pour ceux-là il ne peut y avoir aucune possibilité actuelle d’émancipation à la Fin des Temps : ayant pensé, pensant encore qu’agir « pour le bien du Soi » (Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad, II, 4, 5) ne signifie rien d’autre que satisfaire tous les désirs de l’Ego, en servant le corps ici et maintenant, vivant selon une telle « Asura Upaniṣad », comme celle-ci, ceux-ci « périront » (Chāndogya Upaniṣad, VIII, 8). Ce sont les « damnés ». Leur damnation est une condamnation personnelle du soi et du Soi à une latence sans fin, mais non éternelle, à un anéantissement relatif, mais non absolu ; à un enfer sous la mer silencieuse et glacée du non-Temps (kalpāntara) qui sépare le Temps du Temps, là, par la nécessité de « la Justice de Dieu », pour attendre leur retour mortel dans un autre Temps (kalpa), où la possibilité de réaliser ou non une émancipation immédiate ou différée se présentera à nouveau.

     L’abhimānatva[4] est donc le « péché originel ». La prétention de Satan à « l’égalité avec Dieu », l’affirmation de l’indépendance et de la persistance de l’Ego, qui est l’occasion de sa chute et de celle de ceux qui le suivent. La chute de l’homme, qui est de la même nature, a été décrite traditionnellement comme le fait de manger le fruit de l’Arbre de Vie, planté par le Soi lui-même, par Dieu, dans le Jardin de la Vie (prāṇārāma), comme une chose belle et un plaisir pour les yeux, pour Son plaisir et celui de l’homme. Mais manger du fruit est un péché mortel (anṛta) contre l’Esprit, « défendu » à l’homme en tant qu’ego individuel[5] ; car « manger » est une assimilation et une auto-identification aux choses « telles qu’elles sont en elles-mêmes », et non « telles qu’elles sont en Dieu », donc une absorption de ce qui n’est rien en soi, un venin (viṣa)[6] qui est la Mort du point de vue de la Vie Éternelle, une fermeture des Portes du Paradis.

     Nul autre que le Soi ne peut avaler un tel venin et pourtant vivre, comme le fait Śiva lorsque, par une autre image, le fléau du dvandva[7] s’est produit au barattage de la mer de lait ; la blessure et la signature de ce fléau étant la tache bleu-noir sur sa gorge en tant que Nīlakaṇṭha, Viṣakaṇṭha, Viṣāgipā, sa préhension du serpent sur sa poitrine en tant que nāga-yajñopavīta, et son « addiction » aux drogues. Cette apparente soumission du Moi au tragique (anṛta, arta) de la Vie, cette douleur acceptée, c’est la Passion de Dieu et de tout homme[8].

 

 

[1] Voir Ananda K. Coomaraswamy,  Yaksas, I, p.14, note 1.

[2] Pañcaviṃśa Brāhmaṇa, VII, 8, 1 ; Śaṅkarācārya, Svātmanirūpaṇa, 95, « Sur la vaste toile du Soi, le tableau des multiples mondes est peint par le Soi lui-même, et ce Soi suprême y prend un grand plaisir. »

[3] Les concepts yāna et Krama-mukti impliquent l’hypothèse d’une traversée de la mer de la vie (saṃsāra). Si les Upaniṣads envisagent aussi la possibilité d’un Affranchissement Immédiat et d’une Transformation conséquente (abhisambhava ou parāvṛtti), la réalisation, « Je suis Brahman », « Tu es Cela » dans l’expérience concrète, cette dissolution des nœuds du cœur d’un seul geste n’est pas notre propos.

[4] [« L’orgueil »] (NdT)

[5] Il ne faut pas croire que le fait que l’homme soit représenté comme cédant à la séduction de la femme implique une chute purement charnelle. Ici, « homme » signifie « sujet » et « femme » signifie « objet » (en tant que pratīka, dans chaque cas) ; la chute est également une dérogation de l’Intellect et de la Volonté.

[6] Il est impossible de ne pas voir un rapprochement de viṣa « poison », avec viṣayatā, l’objectivité ; cf. Maitrī Upaniṣad, VI, 31, où l’on dit que la vision se « nourrit » des apsaras (c’est-à-dire des fascinantes possibilités de l’être) en tant qu’objets des sens (viṣayān) ; également Nirukta, V, 15, où apsaras est artificiellement relié à a-psā, donnant le sens de « nourriture interdite » ; Bṛhaddevatā, V, 148 et 149, et Sarvānukramaṇī, I, 166, où Mitra-Varunā sont séduits par la vue d’Urvaśī.

[7] [« La dualité »] (NdT)

[8] « Ce cœur qui se tient à l’écart de la douleur et du malheur, ni sceau ni signature d’amour ne peuvent le connaître » (Sanā, I).

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