« Nous devons distinguer « âme » et « Esprit ». Avant tout nous devons savoir quand il est juste de donner un nom sanskrit à nôtre mot « âme » (anima, psyche). Savoir en quelle multitude de sens le mot « âme » a été employé dans la tradition européenne, comment cette sorte d’âme le Christ nous demande d' »haïr », si nous voulons être ses disciples, à quelle sorte d’âme Eckhart fait-il référence, lorsqu’il dit que l’âme doit « mourir ». » (A.K.Coomaraswamy. Le vedānta et la tradition occidentale.)
Connaissance de soi. Il faut d’emblée remarquer que toute la métaphysique de A.K.Coomaraswamy tend vers une recherche de la « connaissance de soi ». Celle-ci trouvant ses corrélations aussi bien en Orient qu’en Occident. Il va donc, comme dans toutes ses recherches, mettre en correspondances les textes de la métaphysique indienne du Vedānta avec ceux de la philosophie et de la gnose Occidentale. Une telle orientation apparaît comme fondement de sa recherche. Mais au-delà de celle-ci se déploie un questionnement sur l’acte et le mode de vie au quotidien. Où il s’agit de « vérifier » dans la vie pratique les idées métaphysiques exposées. Alors, il est permis de penser que nous avons là une véritable nouvelle expression de la pensée traditionnelle, par une « psychologie traditionnelle » qui s’origine dans la distinction des deux « soi ».
Cette doctrine des deux « soi », est essentiellement déployée par A.K.Coomaraswamy dans les textes suivants, à savoir chronologiquement: Le bouddhisme originel (1939), Le Vedānta et la tradition occidentale (1939), ākiṃcañña : la négation de soi (1940), Sur la psychologie, où plutôt pneumatologie, dans l’Inde et dans la Tradition (1943), Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1942), Hindouisme et Bouddhisme (1943), Qui est « Satan » et où est l' »Enfer »? (1947). Ces textes sont au coeur même de la période métaphysique la plus riche du penseur.
La psychologie traditionnelle. Qu’est ce que cette « Psychologie Traditionnelle », ou Pneumatologie? Apparemment ce texte écrit en 1943 a été rejeté, et l’auteur ne semble pas avoir fait d’efforts pour le publier, pourtant reflet de sa dernière analyse en ce domaine. Qui est le point de convergence de sa doctrine des deux « soi ». Parmi les penseurs de la Tradition, il est le seul a avoir véritablement ouvert cette voie d’une psychologie non empirique, où le pneuma (le Souffle) est l’accès direct à l’Etre ( plutôt que l’âme comme psyche). C’est donc la science métaphysique, sacrée, qui peut bâtir une doctrine de la « négation de/du soi ». Si la science empirique de la psychologie est seulement concernée par l’homme en quête d’une ‘ »âme », la métaphysique, et donc la « Psychologie Traditionnelle », est concernée par le « Soi » immortel de ce « soi » mortel. L’Âme de l’âme de Platon, qui « est co-étendue tantôt à un corps, tantôt à un autre. » (Platon. Lois.903d). Ce « Soi » où cette Personne (puruṣa) n’est pas la « personnalité », et ne peut jamais devenir un objet de connaissance. Ce « Soi » étant le Principe/Pouvoir vivant en chaque individualité psychophysique.
« L’âme atteint mieux la Vérité lorsque aucune de ces choses, entendre ou voir, peine et plaisir, ne la trouble, et c’est, pour autant que cela est possible toute seule et par elle-même. » (Platon. Phèdre.65bc)
Cette « Psychologie Traditionnelle » est analysée par A.K.Coomaraswamy à travers les textes de l’Orient et de l’Occident, ce qui démontre bien une communauté de conceptualisation à travers les diverses formes traditionnelles, métaphysiques, religieuses et théologiques. Et, l’approche d’une psychologie comme pneumatologie nous éloigne de toutes les concepts de la psychologie classique qui demeure empirique. Le métaphysicien nous propose cette équation riche de sens en ce qui concerne une véritable psychologie : Philosophie Traditionnelle = Métaphysique = Ontologie/Autologie = Théologie.
» Des deux « soi » ou « natures », « l’un mange les doux fruits de l’arbre (pippalam svādu atti) comme Eve et Adam dans la Genèse, et souffre en conséquence. En d’autres termes, dans la paire con-jointe, si souvent répétée dans l’iconographie comme unique oiseau à deux têtes, l’un mange le « poison » l’autre l' »ambroisie » ». ( A.K.Coomaraswamy. Sur la psychologie, ou plutôt pneumatologie, dans l’Inde et dans la Tradition. )
Un combat quotidien. Dans le texte de 1939, Mahātmā, il précise que dans une époque très ancienne, on trouvait dans un sutta Bouddhique la distinction entre le « Grand Soi » (mahātmā) et le « petit soi » (alpātmā) de l’homme. Ce qui pour A.K.Coomaraswamy correspond à la distinction effectuée entre esse et proprium,( à l’être et à la propriété comme qualités psychophysiques) de Saint Bernard. A travers l’exemple mythologique rencontré aussi bien dans les textes védiques, que dans la mythologie grecque, de la lutte entre les Dieux ( deva) et les Titans ( asura ), il démontre le combat continu de l’être humain. Où tout être est toujours en guerre avec lui-même. Il faut alors parvenir à comprendre et à expérimenter ce combat entre les deux « soi ». Entre le « soi » de la petite personne et le « Soi » divin. Entre le composé corps-esprit et l’Esprit ( Souffle. pneuma). Il demande au lecteur d’effectuer l’expérience d’un tel combat, comme il le faisait lui-même.
« Comment la victoire peut être gagnée en ce Jihad? Notre soi, dans son ignorance et son opposition au Soi immortel, est l’ennemi qui doit être vaincu. La voie est celle d’une séparation intellectuelle, sacrifice, et contemplation, supposant toujours en même temps les conseils des précurseurs. » (A.K.Coomaraswamy. Sur la psychologie, ou plutôt pneumatologie, dans l’Inde et dans la Tradition.)
Il y a deux en nous, l’Homme Extérieur et l’Homme Intérieur, une individualité psychophysique et la Personne véritable. Dans le métaphysique indienne A.K.Coomaraswamy nous montre que l’Autologie (ou Ontologie) (ātmajñāna) est le thème fondamental des Ecritures. Où la connaissance du Soi est différente de toute sorte de connaissance empirique. Cet ātman, est l’Esprit, le Principe lumineux que l’on retrouve sous d’autres termes dans toutes les métaphysiques. Si l’ātman est l’Essence Ultime, l’Identité Suprême de toutes choses, il acquiert aussi un sens second de « moi ». De telle sorte qu’en face de notre Soi réel, divin, (l’Esprit) en nous-mêmes, et en toutes choses vivantes il existe ce « moi ». Ce « moi » qui est en permanence évoqué lorsque nous disons « je » ou « tu », « mien », qui s’identifie à cet homme Untel. Ce Soi ultime, ce « Soi immortel du soi » est donc bien l’Âme de l’âme platonicienne.
« Même si nôtre homme extérieur s’en va en ruine, nôtre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Car la légère tribulation d’un instant nous prépare, jusqu’à l’excès, une masse éternelle de gloire, à nous qui ne regardons pas aux choses visibles, mais aux invisibles ; les choses visibles en effet n’ont qu’un temps, les invisibles sont éternelles. » ( Saint Paul. II.Ep aux Corinthiens.IV.16)
Cet homme et l’Homme dans cet homme. Qu’il en soit ainsi cela fait partie intégrante de nôtre langage, et nous ne l’expérimentons pas. Ainsi, l’expression « contrôle de soi », implique qu’il y ait quelqu’un qui contrôle et un sujet qui soit contrôlé. Le composé corps-âme, celui-ci est changeant et mortel, il est donc dans un « devenir », alors que l’Esprit, immortel, « est ». Et toute l’existence de « celui qui n’est pas » est dans le « devenir », c’est la personnalité individuelle, qui dit « je » à chaque pensée ou en tout acte.
Etre « quelqu’un ». C’est avoir un nom et une lignée parentale, ou avoir une place sociale, c’est une telle distinction qui nous rend reconnaissables comme individus. Mais il est impossible d’être libre de soi-même si l’on reste cet « Untel ». Une liberté vis-à-vis du bien et du mal demeure impossible, pour celui qui affirme sa volonté d’être « quelqu’un ». Alors, celui qui est enchaîné doit parvenir à se libérer lui-même. Cela ne pouvant être effectué qu’en vérifiant, en expérimentant la question : « Qui-suis Je? ». Où la réponse métaphysique est : « Tu es Cela » (tattvamasi). Parvenir à nous libérer en connaissant nôtre véritable nature, qui nous sommes.
« Dans cet enseignement unanime et universel, qui affirme une liberté absolue et une autonomie spatiale et temporelle, qui est aussi accessible, ici et maintenant, que partout ailleurs, nôtre « personnalité » à laquelle on est attaché, est en même temps une prison et une erreur, à partir de laquelle seule la Vérité pourra nous libérer. » (A.K.Coomaraswamy. ākiṃcañña : La négation de soi.)
Il y a donc les deux, une théorie et un mode de vie correspondant, lesquels ne peuvent être séparés, du moins doivent être effectives. La finalité est alors atteinte lorsque nous ne sommes plus « quelqu’un ». Ce qui ne doit pas être confondu avec une annihilation. Dans cette « guerre » entre le soi et le Soi, le métaphysicien affirme avec force cette « négation de/du soi ».
« La tradition, en d’autres termes , affirme la validité de nôtre conscience d’être, mais la distingue d’Untel (…) La validité de nôtre conscience d’être n’est pas établie en métaphysique (comme elle l’est en philosophie) par le fait de penser ou de connaître, nôtre être véritable est distinct des opérations de la pensée discursive et du connaître empirique (…) la tradition affirme une nature spirituelle qui est non mesurable, infinie et inaccessible à l’observation, et de laquelle par conséquent la science empirique ne peut ni affirmer ni nier la réalité. » (A.K.Coomaraswamy. ākiṃcañña : La négation de soi.)
s’il y a une véritable « négation du/de soi », il est alors possible de s’ouvrir au Soi divin. Mais une telle discrimination doit se pratiquer au quotidien, dans la vision de toutes choses. La question qui se pose à ce stade, et que A.K.Coomaraswamy s’est posé : Comment est-il possible de vivre au quotidien une telle discrimination? Et non pas simplement comme une question théorique métaphysique. Comment la vérifier en chaque instant? Ce qui doit être la démarche spirituelle de tout chercheur de la Vérité. Ce penseur savait très bien que la pratique de la « Négation de/du soi » était la forme de vie la plus profonde. Il y avait souvent pensé, et sa réponse était la suivante :
« On doit voir qu’en parlant de ceux qui ont fait ce qui doit être fait, nous avons décrits ceux qui sont devenus « parfaits comme nôtre Père dans le Ciel est parfait ». Il y aurait beaucoup à dire, que même tout ceci demeure bon pour tous ceux qui ont abandonné, cela ne veut pas dire que pour « moi », qui « en étant Untel », ne suis pas capable de déification et par conséquent incapable d’atteindre Dieu. Peu ou aucun de « nous » sommes prêts à « nous » abandonner. Mais aussi loin qu’il existe un chemin il peut être parcouru pas à pas. » ( A.K.Coomaraswamy. ākiṃcañña : La négation de soi.)
Le but ultime est d’expérimenter « Je suis Cela (le Soi) ». Le vérifier en une voie simple et totale. La déification de ce « soi » qui suis « Untel » est possible. JE ne SUIS pas différent du Soi divin, ou ce JE est la partie divine de l’homme. Et, ce soi, en tant qu’homme, en tant qu’incarnation, est aussi nécessaire afin d’aller vers une telle négation. Il est donc possible de vivre au quotidien dans cet « entre » du soi et du Soi.
« Nous sommes de manière archétypale intériorisés et de manière phénoménale extériorisés. » (A.K.Coomaraswamy. Kha. in Le temps et l’éternité.)
Il faut donc bien accepter que les deux « soi » habitent en nous. Sous les formes les plus hautes et les plus basses de l’âme. Car, le Paradis et l’Enfer ne sont que les analogies séparées de l’Amour et de la Colère « in divinis ». Où la Lumière et le Ténèbres ne sont pas encore séparées. Toutefois, pour A.K.Coomaraswamy, il faut comprendre l’être humain en sa totalité, où il y a une parfaite harmonie, une unité. Sans pour autant tomber dans l’illusion du pouvoir de la « personnalité ».
« Le char avec toutes ses parties, correspond à ce que nous appelons nôtre soi ; il n’y avait pas de char avant que ses parties ne fussent assemblées, et il n’y en aura plus lorsqu’elles iront en morceaux ; il n’y a pas de « char » en dehors de ses parties ; le « char » n’est qu’un nom donné par convenance à un certain objet de perception, et qui ne saurait être pris pour une entité (sattva). Il en est de même pour nous qui sommes, comme le char, des « assemblages ». Celui-qui-comprend a vu les choses « comme elles se sont produites », issues de leur principe et y disparaissent. »
Ce texte extrait de Hindouisme et Bouddhisme, nous montre que le « char », qui est le véhicule corporel, même s’il faut en ternir compte, est à distinguer de la Personne invisible, Intérieure, qui l’utilise pour se déplacer. Lorsqu’il parle du Connaisseur/Celui-qui-comprend (Comprehensor) (Trad du sanskrit evaṃvit) il pose un autre mot pour dire le Soi divin. Comment appréhender ce Connaisseur. Dans les textes de la métaphysique indienne celui qui a compris une doctrine, n’est pas celui qui a saisi le sens logique de l’exposé, mais celui qui la « vérifié » à travers son expérience. Il nous ouvre alors à cette expérience intérieure, qui doit conduire à com-prendre ce qui est antérieur à tous nos actes. Celui-qui-comprend a vu les choses en leurs surgissements, en leur Principe.
» (…) Celui qui l’a vérifié en lui-même, qui est ce qu’il connaît ; aussi longtemps que nous avons connaissance de notre Soi immortel, nous sommes encore dans le domaine de l’ignorance ; nous le connaissons réellement que lorsque nous le devenons ; nous ne pouvons réellement le connaître sans l’être. » (A.K.Coomaraswamy. Hindouisme et Bouddhisme.)
L’idée de la mort. A.K.Coomaraswamy va montrer l’importance de l’idée de la mort dans cette « Psychologie Traditionnelle ». Où le salut de l’âme dépend de sa soumission, d’une reddition consentante, elle ne peut y parvenir si elle résiste. La présomption satanique d’une indépendance, un orgueil de l’âme qui est « son amour propre ». Le combat cesse lorsque selon la formulation Chrétienne de Saint Paul : « Je vis et cependant ce n’est pas moi, mais le Christ en moi. » (Gal.2.20). Quand « je » suis mort à moi-même, et que le composé corps-mental est abolit. Selon la formulation classique que la philosophie est bien l’art de mourir. D’où l’injonction : « Meurs avant que tu ne meures ». Où il s’agit, bien sûr, de mourir à/au soi limité, pour re-naître à nouveau. Et, une naissance qui n’est pas précédée de la mort est inconcevable.
« Le Royaume de Dieu n’est que pour celui qui a traversé la mort. » (Maître Eckhart)
Pour notre métaphysicien, cette idée de la mort était très proche, en faisant partie du processus de « la négation de/du soi » qui implique la Réalisation du Soi. Ce qui signifie que la mort en cette vie n’est pas une simple analogie littéraire, pour évoquer la mort finale du véhicule psychosomatique. Mais, tout au long de son cheminement spirituel, le chercheur doit parvenir à mourir à soi-même pour une renaissance en une vie meilleure. Il était bien conscient de la présence en l’être humain d’une partie qui jamais ne meurt, car jamais née, immortelle.
En conclusion, le Voyage intérieur. Dans Le Vedānta et la Tradition occidentale, il utilise les propriétés symboliques du cercle pour évoquer ce « Voyage intérieur » que chacun à la possibilité de pratiquer. A partir des circonférences extérieures, où l’homme se pense comme « Untel », et qui progressivement passant les diverses clôtures, se dirige vers le Centre commun. Là sa conscience individuelle ne diffère plus de la Conscience Universelle. Celle de l’Homme Universel, du Connaisseur qui y demeure. Conception d’une transition dont ce métaphysicien est le seul à nous donner toute la richesse. Nous sommes passé par les portes ouvertes de l’initiation et de la contemplation, grâce au processus de « La négation de/du soi », passage de l’Homme Extérieur à l’Homme Intérieur.
Article très intéressant qui replace bien les choses et la dualité nécessaire au stade du chercheur
Mise au point importante pour tous les allumés du new age
Et quelle merveille que cette citation de Saint Paul dans le Corinthiens 2!!!!!!