A.K.Coomaraswamy : nirvāṇa, nibbāna

( Article publié dans  Etudes Traditionnelles. 1940. N° 224 )

On sait communément que le terme sanskrit nirvāṇa, ou son équivalent pāli nibbāna, impliquent l’idée de l’extinction d’une flamme. Nirvāṇa est littéralement « non-souffle » ou, pour employer un terme plus technique, « despiration » au sens d’ « arrêt de la respiration » ou d’ « état de non-respiration »: nirvātam en pāli nibbutam, correspond ainsi à l’avātam de Ṛgveda.X.129.2. Ce dernier texte : tadekam ānid avātam     (« Cela, l’unique , respira sans souffle ») est lui-même l’équivalent exact de la phrase d’Eckhart : « Dâ diu zwei apgründe in einer glicheit sweben gegeistet und engeistet, dâ ist ein hohez wesen  » (Pfeiffer, p 517), phrase qu’on pourrait essayer de rendre par : « Là où les deux abîmes flottent à égalité, spirés et despirés, là est une haute essence. » Le dictionnaire de la Pāli Text Society cependant, au terme nibbāna, part de l’assertion erronée que nirvā signifie « souffler », laissant ainsi de côté le sens privatif du préfixe nis ( ici nir ). Nibbāna, qui se rattache au verbe nirvā, implique ainsi l’idée d’une extinction ou d’une mort par cessation du souffle, c’est-à-dire par arrêt de la respiration, et non pas celle d’une extinction par l’effet du souffle ( comme lorsqu’on souffle une bougie ). Le dictionnaire précité observe lui-même que souffler sur quelque chose « tend plutôt à activer le feu qu’à l’éteindre  » et il se trouve ici, sans l’avoir remarqué, en plein accord avec l’histoire de l’idée : Agni est, en effet, souvent caractérisé comme « attisé » ( jūtaḥ ) ou « agité » ( mathitaḥ, littéralement « baratté » ) par le Vent ( de l’Esprit ) ( vāta, vāyu, mātarisvan ),

( Note : En ce qui concerne la « despiration » d’Agni, cause de son extinction, en contraste avec son entretien par ventilation et apport de combustible, cf ŚatapathaBrāhmaṇa.XI.8.3.7  )

avec lequel il peut aussi être identifié : de l’un et de l’autre, en effet, il est dit qu’il « s’allume lui-même. » ( Ṛgveda.I.12.6 ;  Aitareya Brāhmaṇa.II.34 ). En outre  (dictionnaire précité, ibid ), dans les textes les plus anciens, nirvā se rapporte « au feu qui s’éteint, bien plutôt qu’au feu qui est éteint « , relation qui s’explique par d’excellentes raisons d’ordre métaphysique, aussi bien que par les raisons d’ordre « éthique » mentionnées par le dictionnaire. En fait, dans toute l’histoire du mot nirvā, il n’est jamais question d’une extinction par l’effet du souffle. Il est vrai qu’au terme nibbāpeti ( causatif de nibbāyati ), le dictionnaire donne le sens « refroidir en soufflant », mais ceci répète l’erreur relevée plus haut. Le dictionnaire cite bien le nirvāpaya de Ṛgveda.X.16.13  adressé à Agni, lequel est effectivement prié de refroidir le sol qu’il a brûlé, le bûcher où le feu couve encore ; mais ici nirvāpaya ( impératif du causatif ) n’est aucunement « refroidir une chose en soufflant sur elle », mais « faire cesser sa respiration », « faire qu’elle cesse de souffler », et par ce moyen qu’elle éteigne ses propres flammes. « Refroidir » une chose, quoique autrement qu’en soufflant sur elle (ce qui ne la refroidirait pas, mais attiserait seulement le feu), est ainsi  vraiment au sens du causatif de nirvā ; ce sens se rencontre dans Jātaka.III.157 : sabbam nibbāpaye daram , « calme toute ma fièvre » et il survit en brajabuli, par exemple dans la phrase nā nibhāy hiyāra āguni , « il ne peut éteindre la flamme dans mon coeur » ( S.Sen  History of Brajapuli literature, 1935 p 406). Je ne puis croire que nibbāyati ou nibbāna aient quelque rapport avec une racine VṚ signifiant « couvrir » ; par exemple Jātaka.VI.196 :  jālā…nibbāyati signifie simplement « le feu cesse de tirer » et par conséquent « s’éteint ».

Nous pouvons maintenant examiner quelques-uns des textes pāli et sanskrits, où nibbāyati, ou ses équivalents, indique clairement qu’un feu « s’éteint », ce qui est une mort, et aussi bien disons-nous d’un feu qu’il « meurt ». En fait, dans les textes en question, lorsque le feu est dit « s’éteindre », c’est toujours en un sens parabolique, qui se réfère à l’extinction de la flamme de la vie. Dans Majjhima Nikāya.I.487, on lit que le feu s’est « éteint faute de combustible » ( anāhāro nibbuto ) ;

( Note : Exactement comme dans Maitri upaniṣad.VI.34 : « De même que le feu, privé de combustible, s’éteint dans sa propre source, de même la volonté (cittam), par la destruction de ses mouvements, est éteinte (upaśamyate) dans sa propre source ». L’interprétation herméneutique de  nibbāna comme nir-vana, « sans bois », « sans combustible », est fondée sur cet aspect de l’épuisement du feu de la vie.  anāhāra ( « sans nourriture ») équivaut à anābhoga, qui est interprété par Mus au sens de : « qui ne tire sa nourriture d’aucune source extérieure » )

et il s’agit, bien entendu , de cette nourriture ou de ce combustible par lequel la conscience empirique est entretenue pendant toute la durée de la vie. Samyutta Nikāya.I.236 , se rapporte à « l’extinction d’une flamme » ( pajjotassa nibbānam ). Dans Sutta Nipāta.19,  nous lisons : « Mon toit baille largement, mon feu est éteint  » (vivata chado, nibbuto gini). Il est inutile d’ajouter qu’il y a plusieurs sortes de « feu » et que, dans beaucoup de cas, le feu qui est éteint est spécifiquement celui de la colère ( kodha; Anguttara Nikāya.IV.90) ou, plus souvent encore, ceux de la passion, de l’égarement et de la faute ( rāga, moha, doṣa ; Samyutta Nikāya.IV.261). Dans les textes sanskrits, vā et nirvā se réfèrent habituellement, d’une façon directe, à l’idée de respiration, par exemple dans Kauṣitaki Brāhmaṇa.VII.9 où il est question de « souffles » (prāṇāḥ) et où ceux-ci, « quoique soufflant (vantāḥ) dans des directions variées, ne s’épuisent pas » (na nirvānti  ; version de Keith)

( Note : Cf Jaiminiya Upaniṣad Brāhmaṇa.I.2.5-6 )

Lorsqu’il est spécifiquement question de l’extinction d’un feu qui ne « tire » plus, les verbes usuels sont udan et udvā,

( Note : Il faut noter qu’udāna, au sens bouddhiste de « paroles spontanées » est une « aspiration » ( au sens propre du terme, non dans celui de « désir » ou d' »ambition ») bien plutôt qu’une « inspiration ». C’est un produit de l’élévation psychique ou spirituelle de celui qui parle. Mme Rhys Davids a donc raison de traduire udāna ( titre d’un recueil bouddhique ) par Verses of Uplife « poèmes d’élévation » )

qui combinent les sens d' »aspirer » et d' »expirer » : par exemple dans  Chāndogya Upaniṣad.IV.3.I : yadā agnir udvāyati vāyum apyeti, « lorsque le feu cesse de respirer (meurt), il entre dans le Vent », passage qui fait écho à Śatapatha Brāhmaṇa.X.3.3.8 : « lorsque le feu s’éteint ( yadā agnir anugacchati ), c’est dans le Vent qu’alors il se résorbe (vāyum tarhi anūdvāti), c’est pourquoi l’on dit : « Il a expiré » (udavāsīt). » De même, en ce qui concerne le Soleil, la Lune et les Points cardinaux « établis dans le Vent, ils renaissent en vérité du Vent » (vāyor…punar jāyānte, sont « nés de l’Esprit »). « Et celui qui sait cela, lorsqu’il quitte ce monde…entre dans le Vent avec son souffle vital et, étant de même substance que lui (etanmaya eva bhūtvā), il devient celle de ces divinités qu’il veut et il se meut à son désir » (ilayati, que Sāyana explique par saṃcarati ceṣtati )

( Note : se mouvoir à sa volonté est une conséquence nécessaire de la consubstantialité avec le Vent de l’Esprit, lequel « souffle où il veut » (Jean.III.8) et « comme il veut » ( yathā vaśam, Ṛgveda .X.188.4) )

De même encore Praśna Upaniṣad.III.9 :  » L’énergie ignée est le souffle ascendant ; c’est pourquoi celui dont l’énergie ignée est éteinte (tejo ha vā udānas tasmād upaśāntatejaḥ) (obtient) une régénération ( punar bhavam ), à laquelle prennent part les pouvoirs de l’âme réunis dans l’intellect. » Il est hors de doute que le nibbāyati bouddhique conserve les significations impliquées dans les anciens textes sur la « despiration ».

Notre objet principal est cependant de bien marquer que nibbāna et « a fortiori » parinibbāna, est toujours une mort, c’est-à-dire une transformation, et d’expliquer en quel sens on peut dire que la mort est un « summum bonum », qu’elle coïncide avec une régénération et qu’elle est un pouvoir de résurrection. parinibbāna, en fait, est synonyme du parimara (« mort complète ») de l’Aitareya Brāhmaṇa.VIII.28, de Śānkāyana Aranyaka.IV.12-13 et de Kauṣītaki Upaniṣad.II.12 ; à  la fin de ce dernier texte on lit : « Ils entrent dans le Vent et sont morts et pourtant ils ne meurent pas, au contraire ils naissent de lui à nouveau »,

( Note : praviśya vāyau mṛtvā na mṛcchanti tasmād eva punar udiranti  : un des plus beaux textes de l’Inde sur la mort et la régénération. La régénération de « celui qui sait ainsi » (evamvit) à sa mort, alors qu’il « naît à nouveau » du feu ( et  « à moins qu’un homme ne naisse de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu »  Jean.III.3) , cette régénération, disons-nous, est préfigurée dans le rituel, ou, par exemple, le prêtre, pour autant qu’il répète l’ensemble des hymnes, « fait naître ( prajanayati ) celui qui offre le sacrifice et qui est maintenant un embryon. Le Sacrifice lui-même étant le sein dont il sort » ( Aitareya Brāhmaṇa.VI.9), le Sacrifice lui-même étant identifié avec le Vent (ibid V.33) )

ce qui est appliqué à la fois aux divinités et à l’homme. Le préfixe pari ne signifie pas tant « autour de » que : 1° « tout à fait », au sens « complètement », où il est dit : « Le royaume de Dieu n’est pour personne, si ce n’est pour celui qui est complètement mort » et : 2° « vers » ou « en », « dans », comme lorsque nous parlons de « mourir dans le Seigneur ». Dans ces textes comme dans ceux cités plus haut, « Dieu » ou le « Seigneur » est Brahma identifié avec « Celui qui souffle (vāti) ici », c’est-à-dire avec Vāyu. Vāyu souffle « ici », mais non « au-delà du Ciel » (Śatapatha Brāhmaṇa VIII.7.3.9) ; en tant que tadekam, « Cela, l’unique », il « souffle » et « il ne souffle pas » (ānīd avātam, Ṛgveda.X.129.2).  Il ne « retourne pas à sa demeure », étant lui-même la « demeure » (astam) vers laquelle tous les autres reviennent ( Jaiminīya Upaniṣad Brāhmaṇa.III.I.1-3 ; Bṛhadāranyaka Upaniṣad.I.5.22 ), sans en excepter le Muni délivré à la fois du mental et du physique ( nāmakāyavimutto = nāmarūpayā vimutto  ), et qui, « comme une étincelle projetée par la force du vent « rentre chez lui » et on ne peut plus savoir ce qu’il est devenu » (Sutta Nipāta.1074)  ; ces êtres sont « partis avec  le vent » ; et, comme nous le savons, cette expression (vāyogataḥ),

( Note : vāyogataḥ, en conséquence, présuppose l’accomplissement du voeu qui est exprimé d’une façon si poignante dans deux hymnes funéraires – véritables « requiems » du Ṛgveda.X.14.8 et 16.8 :  « Laisse derrière toi ce qui est blâmable et retourne à ta demeure, unis-toi à un corps de gloire…Que ton esprit aille au Vent » (hitvāyāvadyam punar astam ehi saṃgacchasva tanvā su varcā …gacchatu vātam ātmā ). La crémation est un « sacrifice » : on notera l’identité entre le voeu de la dernière phrase citée et celui qui est exprimé au sujet d’une victime sacrificielle ; « Que ton souffle vital aille avec le Vent…en vérité c’est dans le Vent qu’il offre le souffle vital de la victime ( prāṇo vāyunā gacchatām… vayāu evāsya prāṇam juhoti) ( Taittirīya Samhitā.VI.3.7.4  ) )

est synonyme d' »unifié » ( eko bhūtvā , l’une et l’autre expression étant couramment employée dans les textes de l’Inde au sens de « mort ».

Il faut bien comprendre, cependant, qu’il y a plusieurs sortes de « mort » ; et la mort naturelle, après laquelle le corps est placé sur le bûcher, n’en est qu’une sorte parmi beaucoup d’autres. Tout changement est une mort et, en même temps, implique la naissance d’un nouvel homme ( qui peut être meilleur ou pire que l’ancien, mais qui, dans nos textes, qui se rapportent à de vrais « Voyageurs », est toujours meilleur).

( Note : Majjhima Nikāya.I.338-390, cependant, traite du cas de l’homme qui « court à sa perdition » )

C’est ce que le Samyutta Nikāya.II.95 indique explicitement :  » La volonté, la pensée et la connaissance distinctive ( citta, mana, viññāna ), tout cela, chaque jour et chaque nuit, naît en tant qu’un certain homme et disparaît en tant qu’un homme différent ». De même, dans l’ Anguttara Nikāya.II.82, à propos d’un changement d’occupation et d’état social, un homme est dit « mourir à l’un et naître à tel autre » (tatho chuto itthatam āgacchati).

( Note : Cf St Augustin, contra Max : « Tout changement est une sorte de mort ». Les passages cités plus haut du Samyutta Nikāya et de l’ Anguttara Nikāya  se trouvent presque textuellement dans le Banquet de Platon, et aussi dans Eckhart (Pfeiffer, p 530), où il est dit que « l’âme assume de nouvelles formes et se défait des anciennes : elle meurt à celle qu’elle quitte et vit dans celle qu’elle revêt « . Ceci peut être rapproché de la Bhagavadgītā.II.22 et de Bṛhadāranyaka Upaniṣad.IV.4.4, mais, dans aucun cas de ces textes, orientaux ou occidentaux, il ne s’agit d’une doctrine de « réincarnation ».  La formule, citée plus haut, de l’Anguttara Nikāya concernant le changement d’occupation, est identique à celle relatant la descente du Buddha à partir du Ciel de Tusita ( Digha Nikāya.III.146 ) : so tato chuto itthatam āgato (à noter qu’itthatam āgato est équivalent de tathāgata) ; et c’est dans les mêmes termes qu’une série de renaissances est décrite, par exemple dans Dhammapada Atthakathā.IV.51 : tato chutā setthikule nibrattā. )

C’est du même point de vue qu’il faut entendre l’application de nibbuto et de parinibbuto à des êtres humains encore vivants. La mahāsaṃbodhi (« grande illumination ») en tant que nibbāna est la mort du Bodhisattva et la naissance d’un Buddha, d’un « Eveillé » ;

( Note : De la même manière, l’ordination, qui est à maints égards un analogue de l’initiation, est une « naissance » (et, par conséquent, aussi une « mort » du laïc en tant que tel ). Dans le Majjhima Nikāya.III.103, nous avons ainsi : 1°yato…jāto, « du jour où je naquis » et 2° yato…ariyāya jātiyā jāto, « du jour où je naquis dans la Noble race » c’est-à-dire comme « fils du Buddha » (sakyaputta), la naissance ainsi entendue étant une filiation « Etre éveillé » est la même chose qu’arriver à l’existence. Voir à ce sujet Ṛgveda, passim, spécialement en ce qui concerne Agni ( qui est uṣar-budh , « éveillé à l’aurore »). « S’éveiller …au sens de « naître », se rencontre dans le poème anglo-saxon Widsith, vers 5, et nous disons encore, dans ce sens, « s’éveiller à la lumière du jour »)

un cas similaire est fourni par d’autres personnes dont on dit qu’elles sont nibbuto ou même parinibbuto en ce monde.

( Note : Cf par exemple Anguttara Nikāya.II.155, qui distingue ceux qui sont parinibbuto « ici-bas, sous nos yeux » ( ditth’eva dhamma ) et ceux qui sont parinibbuto « à leur mort »(kāyassa bhedā ). Ces deux parinibbānas sont à leur tour subdivisés, suivant qu’ils ont atteints « grâce à certains moyens » (sasaṃkhāra – sasaṃskarana) ou sans ces moyens, ce dernier point dépendant des pouvoirs du disciple (sekha-balāni ), qui peuvent être « faibles » (muduttā) ou « surabondamment manifestés (adhimattāni pātubhavanti). )

parinibbāyati implique ainsi, non seulement la mort à un état d’existence, mais aussi, comme toutes les morts, la production, le « faire naître »,

( Note : Ce sens de bhāvayati ( causatif de BHŪ ) est très clair dans  Aitareya Aranyaka.II.5 :  ( kūmaram…bhāvayati ) « il fait croître…un enfant ». Dans beaucoup d’autres textes, bhāvayati a le sens  « créatif » de mā « mesurer »; et il est pris dans une acception similaire lorsqu’il signifie « évoquer » une image mentale. )

ou « faire devenir » (bhāvanā) d’un autre mode de l’être. Chaque pas sur la Voie utilise comme échelon ou marche un « soi mort », qui est désormais considéré comme « n’étant pas à moi, n’étant pas moi » ; c’est ainsi que le vrai Soi du Voyageur peut être réalisé (bhūṣṇur-ātmā, « Le Soi qui désire être », Aitareya Brāhmaṇa.VII.15 ) et qu’il se révèle de plus en plus clairement (āvistarām-ātmā, « le Soi le plus visible », Aitareya Aranyaka.II.3.2 ) : le résultat final, « lorsque tout ce qui devait être fait a été fait » (katakiccho, katam karanīyam, passim ; kritakrityaḥ dans Aitareya Aranyaka.II.5 et Maitri Upaniṣad.VI.30 ),

( Note : Aitareya Aranyaka.II.5 : ātmā kritakritya vāyogataḥ praiti…prayann eva punar jāyate, « L’Esprit, tout en acte, entre dans le Vent et part et, partant, il est régénéré », Maitri Upaniṣad.VI.30 : krityakrityo…sauraṃ dvāram bhitvā, etc… »tout en acte, il force la porte du Soleil », et il suit celui des rayons qui « perce à travers l’orbe solaire et par lequel, passant au-delà du monde de Brahma, les hommes atteignent le but le plus élevé. » )

le résultat final, disons-nous, étant l’Esprit entièrement réalisé, un Soi achevé et parfait (bhāvitattā, passim ; kritātman comme dans Chāndogya Upaniṣad.VIII.13 ).

( Note : kritātmā brahmalokam abhisaṃbhavāmi , « ayant achevé l’Esprit (tout en acte), j’obtiens le monde de brahma « , réponse anticipée à la question de Sutta Nipāta.508 : ken’attanā gacchati brahmalokam, « par quel soi va-t-on au monde de brahma ? » )

parinibbāyati, en ce sens de « conduire quelque chose à sa perfection » se rencontre d’une façon répétée dans le texte si frappant  Majjhima Nikāya.I.446, où il est employé à propos de chacune des dix étapes du dressage d’un étalon de race noble ; et il ne faut pas oublier que le moine mendiant dont le soi intérieur a été complètement dompté (attā sudanto) est souvent comparé à un coursier bien dressé. Ce que nous voulions faire ressortir, c’est que parinibbuto, au sens de « mort », n’a pas l’acception limitative qui est habituellement attribuée à ce mot,

( Note : Cette acception limitative ne peut d’ailleurs être attribuée au fait de la mort que par ceux qui voient « leur soi dans ce qui n’est pas leur soi » (anattani attānam). Ceux-là ne peuvent que craindre la mort et ils ont nécessairement affligés, soit par leur propre perte, soit par celle de telle personne qui « n’est plus ». C’est exactement la même sorte de chagrin que ressentent les profanes lorsqu’un religieux « quitte le monde », ou est initié, événement qui sont aussi des morts, cf Jaiminiya Upaniṣad Brāhmaṇa.III.8.1. D’autre part, dans une société traditionnelle, les rites funéraires sont des occasions, non de douleur, mais de réjouissance : cf Dīgha Nikāya.II.161, où après sa mort le Buddha est honoré comme le sont les rois, « avec des danses, des chants et de la musique instrumentale ». Une personne de ma famille a habité  un certain temps près de la terrasse des incinérations (Burning Ghat) à Bénarès ; elle voyait souvent des convois funèbres et observa que les visages de ceux qui en faisaient partie étaient joyeux. Une fois seulement, elle vit dans un de ces cortèges un vieil homme qui pleurait amèrement ; elle le montra à sa vieille servante, qui répondit avec mépris ; « C’est seulement un paysan ignare! »  ( ou, comme aurait dit un Bouddhiste, un assuta puthujana, un homme rustique et sans instruction : les devas « dont l’esprit est tourné vers le monde » sont les seuls à pleurer lors de la mort du Buddha, Digha Nikāya.II.139). La société traditionnelle admet que le défunt a « fait ce qui devait être fait » (kritakrityaḥ) et qu’en conséquence il est « entré dans le Vent » (vāyogataḥ) « devenu à nouveau » (punar bhūtvā), « monté » ( au Ciel) (udita), « immortel » (amṛta) ; le mode traditionnel de vie, en effet, présuppose ce résultat comme sa conclusion normale, la mort étant « l’ablution qui termine le rituel de la vie », comme il est dit dans la Chāndogya Upaniṣad.III.17.5. )

mais implique aussi l’idée de « régénération ». parinibbuto offre les deux sens qui sont attachés au mot « fini », qui veut dire, ou bien « mort » ( comme dans l’expression : « telle fut sa fin ») ou « porté à sa perfection » ( au sens où nous parlons de « produits finis »).

( Note : Le double sens du mot « fini » nous donne la raison ( ratio ) de la superstition bien connue du « mauvais oeil ». Car c’est seulement ce qui est imparfait, non fini ( aparinibbuto ), qui est encore  » en vie  » : reconnaître qu’une chose est parfaite revient à dire qu’elle est un  » produit fini « , qui n’est plus visible parce qu’il est « devenu ce qu’il est  » ( geworden was er ist ) déjà arrivé à sa  » fin « . C’est pour cette raison ( dont il peut n’être aucunement conscient ) que l’artisan laisse souvent dans son oeuvre quelque légère imperfection ; et c’est pour cette raison que le propriétaire d’un bel objet n’aime pas qu’on le loue indûment et préférera même l’abandonner à l’admirateur imprudent ; ou, si l’objet ne peut être abandonné, il prendra des mesures pour « détourner » le mauvais oeil. Nous voyons aussi pourquoi le « mauvais oeil » ne présuppose pas nécessairement une mauvaise intention ; son effet pernicieux est généralement le résultat d’une imputation irréfléchie de l’idée de « fini » dans son sens maléfique. Et, comme d’habitude, la « superstition » n’est réellement telle que lorsque la raison en a été oubliée : la superstition du mauvais oeil correspond à ce qui peut avoir été une vérité d’expérience pour une société plus sensible que la nôtre aux effets directs des actes mentaux, exprimés ou non dans des paroles. )

Il est à peine besoin d’ajouter que toute perfection, comme toute paix, impliquent de cette manière la mort de tout ce qui a été imparfait ou en guerre.

( Note : Dans les textes sur les sacrifices santa « en paix », ou, en sanskrit,  śānti, « paix » ( de la racine ŚAM-  » se reposer « ) signifient toujours, éteindre « achever », « tuer » ; ils correspondent exactement à l’expression anglaise « to give the quietus »,  » donner le repos (éternel) », c’est-à-dire le « coup de grâce ». Il ne faut pas oublier que, dans ces textes, la victime est toujours, en dernière analyse, celui qui offre le sacrifice et dont le « repos » final est préfiguré par la mort rituelle.)

Tout mouvement cesse, lorsqu’il atteint le but vers lequel il était dirigé. La Mort est « Celui qui met fin » ( antaka ), mais elle est aussi l’Eros solaire, le Grand Esprit ( mahātman ) qui accueille, à la Fin du Monde, ceux qui sont devenus parfaits. parinibbuto, littéralement « despiré », équivaut ainsi à « fini » dans les deux sens de ce mot ; et c’est par là seulement que nous pouvons comprendre pourquoi le pieux Bouddhiste, arrivé en face de la tombe ( thūpa ) du Buddha, est saisi, non par un sentiment de tristesse, mais par le tressaillement ( saṃvejana ) de la compréhension et pourquoi il s’écrie triomphalement :  » Ici le Buddha ( tathāgata ) fut complètement fini ( parinibbuto ), ayant atteint cette despiration ( nibbāna ) qui est sans aucun reste de détermination assumée. »

Ananda.K.Coomaraswamy.

 

 

 

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *