L’Arbre de Jessé

« Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines.
Sur lui reposera l’Esprit de Yahvé, esprit de sagesse et d’intelligence,
esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte de Yahvé :
son inspiration est dans la crainte de Yahvé. Il jugera mais non sur l’apparence.
Il se prononcera mais non sur le ouï-dire. » (Isaïe. XI. 1-3)

Arbre de Jessé. Vitrail. Cathédrale de Chartres.

Cet article The Tree of Jesse and Indian parallels or sources est paru dans Art Bulletin. New.York XI.2 (Juin 1929) (non traduit en Français) est suivi en 1935 par The Tree of Jesse and Oriental parallels, publié dans Parnassus. New York VI.8.
Bien que la forme de l’Arbre de Jessé apparaisse soudainement dans l’art Chrétien au XIème siècle, A.K.Coomaraswamy ne souhaite pas montrer, ou plaider en faveur d’une origine Indienne ou spécifiquement Orientale. Il s’agit pour lui d’un exemple des nombreuses correspondances entre la pensée Chrétienne médiévale et Orientale. Un symbolisme qui semble mieux compris à partir de la dérivation des deux approches représentatives, qui proviennent d’une même Source. Une figuration qui représente une diversité. De même les dialectes d’une tradition spirituelle sont communs à toute l’humanité. De ce point de vue pour A.K.Coomaraswamy il est possible de mettre en correspondances Isaïe.XI.1-3 avec des textes védiques, sans suggérer une quelconque dérivation d’un texte à l’autre. De la même façon que l’Exode XIV, peut correspondre à Ṛgveda III.33 et VII.18, où dans les deux textes les personnes choisies traversent les eaux dans des chars, les eaux se prêtant à un passage facile, tandis que l’ennemi est détruit dans sa poursuite. Pour A.K.Coomraswamy de telles convergences peuvent se multiplier à l’infini, et ne peuvent être accidentelles.

                        L’ Arbre de Jessé et les parallèles ou sources Indiennes.
(A.K.Cooaraswamy )

L’ Arbre de Jessé apparaît dans l’iconographie Chrétienne peut-être vers la fin du XIème siècle, il a été aussi trouvé fréquemment au XIIème siècle, et dans le dernier art Gothique. Certaines représentations peuvent être également reconnues même au IXème siècle.
Premièrement le tronc apparaît dans la main de Jessé, celle-ci s’élevant à partir d’un point qui est immédiatement derrière le centre de son corps allongé, et finalement s’élève à partir de son nombril. La dernière fleur de l’arbre est toujours Jésus, mais la représentation se développe et la Vierge devient la figure qui se remarque le plus. De plus, comme les branches se multiplient, le tout devient un véritable arbre généalogique des rois de Judée. L’élément essentiel de ce modèle est la représentation d’une sorte d’arbre de vie enraciné dans le nombril de Jessé allongé, et ayant comme fleur ultime une manifestation de la divinité.
A.K.Porter (dans Spain or Toulouse? and other questions. The Art Bulletin.VII.pp15 ff) suggère que cette conception est fondamentalement Orientale, bien que l’exemple de Bazakliz cité par celui-ci soit peu pertinente. Dans cet article je ne propose pas de soutenir une origine Indienne du « motif », mais je désire simplement indiquer qu’un ensemble d’idées apparaît plus tôt en Inde que partout ailleurs. Ceci conduit à une évolution des représentations iconographiques, lesquelles présentent des analogies surprenantes avec celles des séries de Jessé. Une telle dérivation de l’Occident à partir de formes Indiennes n’est pas impossible.
La figuration de certaines approches est apparentée à celui de l’Arbre de Jessé qui se trouve dans les illustrations du Speculum Humanae Salvationis, en relation avec l’histoire des Astyages. ( J.Putz et P.Perdrizet. Speculum Humanae Salvationis. 1909, et M.R.James. Ms Lat 9584). Le roi Perse est dit avoir eu un rêve en lequel il vit une vigne sortant du corps de sa propre fille. Cette vigne a été interprétée comme une prophétie de la naissance du roi Cyrus. Mais dans le Speculum la fille devient une figure de la Vierge Marie. Dans les illustrations la vigne parfois s’élève à partir de son nombril, parfois entre ses seins, et dans certains cas celle-ci se compose de branches avec des feuilles, et non pas comme une grappe de vigne.
Sir Thomas Arnold ( Symbolism and Islam. Burlington M.agazine 1928), a inféré un modèle Perse perdu depuis longtemps comme sous-jacent non pas seulement au Speculum, mais également à certaines enluminures Perses qui représentent des figures féminines entourées de feuillages.

Une analogie de l’Arbre de Jessé est évidente dans la figuration Indienne bien connue qui représente la naissance de Brahmā. Celle-ci est décrite comme « né d’un lotus « ,  » né du nombril  » etc…Il est montré assis sur une fleur de lotus, la tige de celui-ci s’élève à partir du nombril de Nārāyaṇa allongé. Nārāyaṇa est ici la divinité suprême, qui est représentée comme reposant (śayanna-mūrti) sur les eaux cosmiques pendant l’intervalle de deux cycles de la manifestation. Brahmā est le démiurge, le créateur immédiat d’un nouvel univers qui conduit à l’être.

Les représentations les plus anciennes de ce thème que l’on peut citer sont celles des reliefs des cavernes II et IV de Bādāmi, qui datent de la fin du VIème siècle ( voir R.D.Banerji. Bas reliefs of Badami in Mem A.S.I XXV pls XI et XXII.), et à Deogarh au moins un siècle plus tôt, pratiquement la même composition, exceptée que la tige du lotus n’est pas reliée au nombril de Nārāyaṇa. ( Voir. J.Burgess. Ancient Monuments of India. Pl 250). Des exemples datant du VIIIème siècle sont connus à Ellora, et Sirpur. Sujet qui n’est pas rare dans l’art médiéval tardif. Se trouve également dans les peintures Rajput du XVIIIème et du XIXème siècle. Cette expression va au-delà de l’Inde, par exemple en Birmanie et au Cambodge. Quelques exemples Birmans de Thaton sont remarquables, représentant non pas seulement une seule divinité née du lotus et du nombril, mais la Trinité des divinités : Brahmā, Viṣṇu et Śiva, assis sur des lotus séparés, toutes des branches d’une seule tige qui est enracinée dans le nombril de Nārāyaṇa.

               La naissance de Brahmā.

Bien qu’il ne semble pas exister de représentations de la naissance de Brahmā, dans la sculpture qui date d’avant le VIème siècle après J.C, l’événement est décrit dans le Mahābhārata. ( III.272.44 et XII.207.13). On peut y lire : « Aussitôt que l’Etre Eternel (Nārāyaṇa), la pensée concentrée sur une Nouvelle Création de l’Univers, une fleur de lotus vint immédiatement à l’existence à partir de Son nombril, et les quatre faces de Brahmā se produisirent à partir du nombril ».
Les dates limites pour le Mahābhārata se situent entre 400 avant JC et 400 après JC. Le texte nous ramène au-delà des premiers reliefs. Nārāyaṇa est la divinité suprême de la dernière période védique et effectivement identifiée avec Brahmā. Nous souvenant de ceci, nous pouvons reconnaître que la tradition est déjà présente dans le Ṛgveda X.82.5 : « Antérieur au ciel, antérieur à la terre, antérieur aux dieux vivants, quel est ce germe que les eaux portèrent en premier et en lesquels tous les dieux ont existé ? Les eaux portent ce même germe en lesquels tous les dieux existent ou se trouvent eux-mêmes; sur le nombril du Non-né se tient tout ce qui est « . Egalement dans l’Atharvaveda X.7.38 où nous avons la description de Brahmā comme  « un grand Yakṣa qui est au milieu de la création, allongé sur la mer en pénitence, là sont déposés les dieux, comme des branches d’un arbre autour du tronc « .
La conception de l’arbre de vie enraciné en Brahmā se retrouve aussi dans la Kaṭha Upaniṣad VI.1 : « Ce figuier éternel. Cette (racine) vraiment pure. C’est Brahmā « . Ce qui se retrouve encore de manière différente dans la Bhagavad Gītā.XV.1-3.
Nous avons donc pu tracer, à partir approximativement de 1000 ans  avant JC, les éléments essentiels qui sont communs à une représentation de la naissance Indienne de Brahmā, avec celle de l’Arbre de Jessé Chrétien.
Notre arbre de vie en lesquels tous les êtres sont déposés, doit être enraciné dans un nombril, que ce soit Brahmā, Nārāyaṇa ou Jessé est significatif. C’est précisément en Inde qu’il y a un intérêt porté sur le nombril qui est le centre vital énergétique. « Le nombril de l’immortalité », « le nombril de Varuṇa « . Des phrases similaires apparaissent constamment dans la littérature védique, et dans le  ŚatapathaBrāhmaṇa V.7.1.9 où le sacrifiant accroche un anneau solaire en or autour de son cou et ainsi reste sur son nombril. Qui dit :  « Pourquoi sur le nombril ? (car) sous le nombril est la racine, le pouvoir de la procréation, et l’anneau d’or représente l’énergie et la vigueur de la vie ».

Les deux passages védiques cités ci-dessus sont surtout suggestifs, attendu que tous deux véhiculent deux idées; celle de l’arbre enraciné dans un nombril, et le nombril d’un Yakṣa. Ce dernier se retrouve dans l’iconographie de la cosmologie de l’eau.

Yakṣa

Dans cette iconographie de la végétation, le modèle de la vie est représenté par le rhizome d’un lotus portant des feuilles et des fleurs. Parfois il est encadré par des animaux ou même des figures humaines qui s’élèvent des eaux. La source liquide est représentée par ailleurs par une  « coupe pleine » (« motif  » du Graal), ou par les mâchoires ouvertes d’un makara (crocodile symbole de l’eau), ou par un Yakṣa nain. De cette bouche ou du nombril la tige du lotus s’élève. Les Yakṣa sont naturellement les esprits de la végétation, les gardiens des énergies procréatrices. La sève des arbres est identique à l’essence des eaux, avec l’eau de la vie (amṛta). Ces faits mis en relations avec les textes cités révèlent très clairement la nature des théories cosmiques qui trouvent leurs expressions dans la représentation de la naissance de Brahmā.
Un autre « motif » qui se trouve lié intimement à cette représentation est celui de l’arbre ou de la plante rampante dont les fruits sont des filles divines. Des arbres de cette sorte poussent près du Yakṣa du bosquet de Kubera nommé Caitraratha (voir Rāmāyana.II.91.43f ). Plus tard un tel bosquet (nārī-latā :  « vigne-femme ») devient une représentation familière dans l’art décoratif. L’arbre Waqwaq Arabe doit représenter une autre phase de la même tradition.
On en a dit assez pour montrer que la conception d’un arbre cosmique ou du monde portant les divinités, ou d’autres êtres à l’intérieur comme ses branches, s’élevant à partir du nombril, représente la source ultime de la vie. Ce qui est caractéristique de l’Inde, ceci depuis la plus grande antiquité. On peut l’appliquer à toute sorte d’Arbre de Jessé. Il n’est pas nécessaire de supposer que cette idée de l’Arbre de Jessé en sa totalité est un emprunt à l’Inde ou à d’autres sources orientales.

                                       Arcetri. St Leonardo. L’Arbre de Jessé. Détail.

Mais lorsque le modèle est développé comme dans celui d’Arcetri de St Leonardo, il se rapproche très précisément de la forme médiévale Indienne, comme on la retrouve dans la naissance de Brahmā, lorsque l’arbre ressemble au lotus qui s’élève à partir du nombril d’une figure allongée. On doit au moins supposer que les types Indiens ont pu influencer une telle évolution.
La déclaration de E.Mâle est à considérer : « Née en Orient, l’iconographie Chrétienne nous est arrivée toute faite ». Elle a une portée plus forte qu’il n’en avait l’intention.
Ceci est déjà clair à partir des recherches de Strzygowski et d’autres, que l’étude de l’iconographie Chrétienne et l’histoire de la création Occidentale ne peuvent être complètes tant que les parallèles Indiens n’ont pas été dûment considérés. Ceci est important pour deux périodes; premièrement dans le développement de l’art Copte, et deuxièmement dans celle de l’art Roman et Gothique. Par exemple, je fais ici allusion à la « Sirène-poisson » qui apparaît dans l’art Roman, par exemple à Modène. Les deux formes mâles et femelles sont reconnaissables, le « motif » étant celui d’une sorte de triton ou de sirène, avec des doubles queues de poisson, chacune étant tenue en chaque main. A.K.Porter suppose que cette figure a été faite à partir d’une incompréhension des Déesses-Terre Ahnās portant une guirlande de fleurs. Malheureusement cette théorie n’est basée que sur une évidence circonstancielle de similitudes visuelles. Elle ne relève pas de l’identité essentielle. Les doubles queues de triton ou de sirène apparaissent dans l’art Etrusque du IIIème siècle avant JC et également dans l’art Indien à peu près 100 ans après JC à Mathurā. Dans cet exemple de Mathurā les queues du poisson se terminent dans les têtes du dragon, ce qui est un trait qui réapparaît également dans l’art tardif de l’Occident. Il est donc évident que cette hypothèse, est une mauvaise compréhension d’une autre représentation. Ce qui n’est pas en ce cas nécessaire. Il est même plus vraisemblable que les Déesses-Terre Ahnās ont été affectées par la « sirène-poisson » plutôt que l’inverse. Il est inutile de supposer que le « motif » a été rapporté de sources Etrusques vers l’Inde. Très tôt l’art Indien préserve les formes qui lui sont depuis longtemps communes.  Avant que des exemples inscrits sur la pierre ne soient trouvés. En toute probabilité, la figuration Indienne représente simplement la figuration commune d’un «Asiatique premier», antidatant tous les exemples existant où que nous les rencontrions. Un cas parallèle est celui familier de l’aigle à deux têtes, qui est commun à l’art Indien de la période médiévale et également en Asie Occidentale (spécialement Hittite). C’est certainement une origine Orientale dans l’art Européen. Un autre parallèle est possible à partir du modèle largement répandu de la création d’un « style animal », en lequel une seule tête est composée afin de servir, de manière appropriée, comme partie de l’anatomie de deux ou plusieurs animaux. Un autre exemple est le « motif » de la représentation qui porte dans les deux mains une pièce de draperie qui s’étend derrière ou devant la figure. C.H.Morgan (dans Art Studies. 1928) illustre de nombreux exemples Européens et un Chinois, n’en donnant pas la provenance Indienne, bien que cette figure y soit extrêmement commune, et que son exemple Chinois soit une dérivation indienne.
Dans tous ces exemples, les étudiants ont été trop librement inclinés à poser un témoignage insuffisant, empruntant dans une direction ou une autre. Il est cependant particulièrement important de garder en mémoire que la première occurrence d’un « motif » donné, ce qui est premier pour notre connaissance, ne correspond pas nécessairement à une première création, ni même la nécessité d’indiquer le pays de cette première création. L’environnement probable de cette première création doit toujours être envisagé comme un tout, à la lumière des conditions culturelles. Partout où cela est possible le témoignage littéraire doit y être ajouté, en support à sa véritable signification. Et non pas uniquement comme une utilité accidentelle du « motif ». ( Un exemple admirable d’une méthode rigoureuse a été récemment fournit par W.Norman Brown dans son Indian and Christian Miracles of Walking on the Water. Chicago. (1928).). De toute façon, pour les étudiants de l’art Chrétien médiéval, les formes Indiennes fournissent des analogies et des parallèles qui ne peuvent être négligées, si tous les problèmes sont analysés attentivement.

 

 

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