A.K.Coomaraswamy. (1877-1947) Un métaphysicien pour notre époque.

( Cet article est un accès limité à la pensée de ce grand métaphysicien trop méconnu. Il a pour objectif de poser quelques liens entre l’Art Sacré et la Métaphysique. Ce site aura pour but de mieux faire connaître ce travail impressionnant.)

                                                                 A.K.Coomaraswamy

« Je considère la pratique actuelle qui consiste à publier des détails sur les vies et les personnalités des hommes connus comme inutile. Il s’agit là de la restauration vulgaire d’une curiosité illégitime. Ce n’est pas de la modestie, mais un principe. » (A.K.Coomaraswamy)

Il n’y a pas pour ce métaphysicien de bibliographie exhaustive de ses écrits, malgré les travaux de James.S.Crouch et ceux de Durai Raja Singam Bibliographic Record, qui comporte un millier de pages). Un certain nombre de ses textes sont accessibles en français, mais la plupart sont en anglais. Les deux volumes de textes rassemblés par R.LipseyTraditional Art and Symbolism et Metaphysics étant les textes fondamentaux de ses recherches.

La pensée de Coomaraswamy est liée à celle de R.Guénon. Il fut donc providentiel que ces deux métaphysiciens nous rappellent les premiers principes de l’Orient et de l’Occident dans leurs écrits. Une voie que l’on peut critiquer, voir ignorer, mais qui avec un questionnement sérieux ne peut être refusée. En approfondissant la difficulté des textes de Coomaraswamy il devient évident que nous avons affaire à l’un des plus grands penseurs de notre époque moderne. R.Guénon et A.K.Coomaraswamy sont nés en ce siècle qui a fait totalement disparaître une approche de l’Art Sacré. Ceci, à partir du développement et du résultat de diverses conditions idéologiques de la pensée. Le Nominalisme de la fin du Moyen-Âge, l’humanisme qui caractérise la Renaissance, ensuite le rationalisme cartésien, le pragmatisme, les sciences matérialistes avec les notions d’évolution, de progrès, et de nos jours d’innovations technologiques. Sans oublier le marxisme et le freudisme. On peut alors dire que l’Occident s’est refermé sur cette pensée matérialiste où le Sacré, dans sa Vérité et sa Beauté, comme premiers principes ne faisait plus partie de la pensée occidentale. Où le psychologique et le pratique englobaient toutes formes de pensées. Alors que pour Coomaraswamy ;

« Le but du grand art doit être de suggérer la divinité derrière toutes les formes, plutôt que de suggérer la forme elle-même. » (Essays in National Idealism).

Le résultat de cette « Orientation » conduit à cette domination d’un rationalisme pragmatique qui occulte la dimension spirituelle de l’être humain. Coomaraswamy, né à Ceylan, fut le témoin au début du XXème siècle de l’érosion de trois siècles d’impérialisme anglais, face à l’immense culture de Ceylan et de l’Inde. Jeune homme en Angleterre il fréquente le milieu artistique, et ce sont les oeuvres et écrits de W.Morris qui lui révèlent la force d’un artisanat et d’un travail artistique anti-industriel. C’est ainsi, que ses premiers écrits se penchent plus spécifiquement sur les arts et l’artisanat de l’Orient. Son analyse met en exergue une vision de l’artisanat et de l’art qui est au-delà d’une expression limitée, en insistant sur une vie totale du créateur. Cette approche va poser l’art et l’artisanat  de l’Inde à travers les modèles mythiques et symboliques qui sous-tendent ces oeuvres. C’est en étudiant ces créations qu’il entrevoit comment ce travail est le reflet de principes immuables. Elles apparaissent comme des modes de connaissances spirituelles. Sa conception métaphysique analyse le sens qu’il faut donner aux formes dans l’art, où le Sacré a ses racines dans l’éternel. L’art est ce travail où les supports sensibles ouvrent une contemplation des vérités intérieures, qui appartiennent depuis toujours et partout à l’être humain.

« L’Unité ne se réalise pas de l’extérieur, en sélectionnant arbitrairement ce qui « plait », mais de l’intérieur en partant du coeur de la tradition, à travers une intuition non spatiale et non temporelle. » (Temps et Eternité.)

C’est à partir de cette époque que les figures artistiques, pour ce penseur, posent les prémisses d’une analyse de la symbolique dans la tradition. Ce qu’il va démontrer par la suite à travers sa métaphysique. Les formes sensibles des oeuvres sont là afin de dévoiler une sagesse cachée en son principe. Affirmant par une mise en correspondance des textes que cette sagesse est commune à toutes les formes traditionnelles. Son étude de l’iconographie des formes traditionnelles s’origine constamment d’un refus catégorique de l’étude de l’art à partir d’une analyse qui ignore un contenu spirituel. Contrairement à la conception d’un « art pour l’art » qui ne se préoccupe que de visées esthétiques, ce qui pour lui n’est qu’une déviation qui s’est mise en place à l’époque moderne. Cette analyse nous permet de comprendre que le plus souvent nous avons une approche des oeuvres d’art qui n’est plus que subjective. Lecture imaginaire qui conforte un point de vue individualiste. C’est ainsi que pour Coomaraswamy les   théories psychologiques de l’art, ces esthétiques modernes, ne sont que verbiages. Ces arts et artisanats sont devenus, comme le reste, des produits d’un marché économique.

« L’effet de notre civilisation et de son industrialisation sur toute société traditionnelle est de détruire la base d’une vocation héréditaire, sur laquelle de telles sociétés sont basées. Nous devons dire que c’est ainsi que l’on vole à l’homme sa « vocation », non pas seulement en un sens économique, mais dans le sens que : « l’homme ne vit pas seulement de pain » ».

Une esthétique faussée est celle qui occulte la Vérité. Un art comme simple plaisir qui a perdu son âme. Cette analyse va s’enrichir métaphysiquement tout au long de la vie de Coomaraswamy. Il ne cessera de dénoncer ce déplacement d’une véritable portée des formes artistiques. Il pose également ses études sur l’art comme fondement de l’expression métaphysique de la tradition. R.Guénon a eu vraisemblablement la tache de restaurer avec rigueur ce concept de tradition. Pour Coomaraswamy la tradition est l’unique source de la santé spirituelle de l’humanité. Le traditionnel est toujours rattaché à la métaphysique, il a donc à son origine un caractère divin. C’est ce mode de connaissance où le connaisseur et le connu sont identiques. Les images des artisans et artistes, des diverses traditions, sont toujours de véritables chemins qu’il faut conserver afin de se souvenir de cette science des visions. Ce que Coomaraswamy fit essentiellement à partir de la métaphysique indienne du Vedānta. De cette ouverture il va pouvoir analyser les modèles de ces oeuvres d’art. Ces études venant démontrer les contenus symboliques métaphysiques. Soulevant la problématique des moyens employés dans le contexte de formes traditionnelles spécifiques. On peut comprendre la tradition, en pensant les formes traditionnelles (les religions) comme étant cette révélation du sacré à l’homme. Et c’est par la transmission créative que la tradition est la continuité de cette vision du sacré, de la vie spirituelle de l’être humain. La société traditionnelle avec une telle conception de l’art est toujours une société fondée sur un Premier Principe Transcendant.  Là se trouve l’Ultime Vérité, l’Ultime Réalité de toutes modalités de connaissance, et c’est là que l’Art Sacré puise son commencement. Egalement lieu sans lieu de toutes pensées et actions. Toute religion va proposer des moyens afin de parvenir à une expérience de l’Absolu, à cet Un en toutes choses. Une société qui néglige de tels moyens ne parvient pas à voir la finalité humaine. Ce Premier Principe n’est donc jamais un objet, ne peut être envisagé à partir de la connaissance rationnelle objectivante. Ce qui peut être déroutant pour celui qui refuse d’y prêter attention. Certains penseurs contemporains nient la possibilité d’une telle approche de l’Absolu, car ne se soumettent qu’à un contrôle expérimental de tout phénomène. Coomaraswamy ne pose jamais dans ses analyses que la tradition est au-delà des religions. Il envisage que la tradition doit tenir compte de ce qui est au centre des religions, et donc en dépend. Mais, on ne peut s’arrêter à la conception habituelle de la religion, le métaphysicien passe au-delà des mises en formes particulières de celles-ci, pour affirmer qu’avant tout la tradition est toujours le langage de l’Esprit ( Ātman, nous, pneuma ). Ce qui bien évidemment se retrouve dans toutes les formes religieuses comme formes traditionnelles. Ceci en des temps et lieux différents. Souvent il affirme que la Tradition Primordiale a adoptée de nombreux « dialectes », qui est la « langua franca » universelle. Cette langue universelle est bien entendu celle de l’Esprit, unanime en son Principe Suprême.

« La tradition indienne est l’une des formes de la « philosophia perennis », et comme telle, incorpore ces vérités universelles auxquelles aucun peuple ou âge ne peut se revendiquer. » (Hindouisme et Bouddhisme)

     

                                                        R.Tagore  et A.K.Coomarswamy

       Coomaraswamy par son immense érudition (dont nos penseurs contemporains pourraient prendre exemple, eux qui bien souvent travaillent sur des rudiments de surfaces idéologiques) parvient à articuler cette métaphysique à la « philosophia perennis ». Une telle érudition est à la portée de tout métaphysicien qui souhaite aller vers la Vérité. Il suffit pour cela de garder les apports des anciens penseurs, au-delà des clivages des religions et des philosophies du monde, et de savoir les mettre en correspondances. Ce que fit génialement Coomaraswamy. Mais, afin d’éviter toute forme de méprise, toute incompréhension au sujet de cette érudition,  il faut dire que celle-ci n’est pas une simple accumulation de savoirs. C’est ce moyen qui permet de relier les divers écrits de l’ensemble des croyances en des temps et lieux variés. Il nous apporte alors une véritable science des premiers principes. C’est en ceci qu’il est un métaphysicien subtil et d’une profonde richesse. Les formes traditionnelles (ou religions) apparaissent ainsi comme des voies afin de parvenir à une pleine réalisation en cette vie. La Vérité éternelle est toujours sous-jacente  aux principes premiers, c’est la « sophia perennis » des traditionnalistes , partout la même, malgré les formes temporelles diversifiées. « Cette sagesse qui n’a pas été faite, la même maintenant que celle qui a été et qui sera. » (St.Augustin).  Au « commencement » (agre, in principio) toute chose créée est Intellect. Ce qui veut dire que toute chose est mise en forme à partir du Verbe (logos), qui dans la théologie chrétienne est le Christ, en tant qu’incarnation divine. Seule la véritable naissance du Christ se fait en l’âme, comme ne cesse de le dire Maître Eckhart. La métaphysique de Coomaraswamy pense l’Un (comme Premier Principe) et sa manifestation en tant que multiple. Avec toujours pour finalité une Réalisation qui est un retournement à partir de la séparation du multiple. Si le plus souvent Coomaraswamy fait des références aux textes de l’Hindouisme et du Bouddhisme, il ne manque pas de démontrer que son travail consiste avant tout à montrer des correspondances scripturaires:  Platon,  Plotin, la Scolastique, St Thomas d’Aquin, Maître Eckhart, les Evangiles, l’Islam etc…Ce penseur a toujours conscience de cette non-dualité. Il s’agit de sa thématique essentielle. Sa métaphysique du sacrifice va également en ce sens:

« Le Sacrifice reflète le Mythe, mais comme tout reflet en sens inverse. Ce qui était un processus de génération et de division devient un processus de régénération et d’unification.  » (Hindouisme et Bouddhisme)

Il y a donc une inversion, un retournement analogique du Sacrifice originel. C’est sacrifier le multiple (la séparation) afin de retrouver l’Unité primordiale. L’étude des mythes et rites védiques vont lui fournir un outil d’une grande richesse pour comprendre le rôle du sacrifice et du sacrifiant. Le sacrifice fonctionne comme un démembrement du divin qui permet de libérer les possibilités de la manifestation. Mais ce qui est démembré doit être remembré, ceci afin de retrouver l’humanité de notre archétype divin, de cette partie qui n’est autre que le Soi en chacun de nous. Sacrifier la « petite personne », le « petit soi. » Le sacrifiant est alors par analogie celui qui retrouve le Soi à partir d’une discrimination salutaire. L’importance de la métaphysique de Coomaraswamy ne peut être l’enjeu de cet article. Ce qui mériterait des études longues et complexes. Il est donc nécessaire de terminer cet article sur un axe essentiel de sa pensée, à savoir sa conception  des « deux soi ». Qui à première vue peut sembler contradictoire lorsque l’on sait qu’il n’y a qu’un seul Soi, et que tout est le Soi. Il ne cesse pourtant d’affirmer qu’une telle doctrine est fondamentale dans toutes les formes traditionnelles.

« Toute notre tradition métaphysique chrétienne ou autre, affirme qu’il y a « deux en nous » (Platon, Philon, St Thomas d’Aquin Saint Paul, de même que dans le Vedānta,  le Bouddhisme et la Chine), cet homme et l’Homme dans cet homme. Qu’il en soit ainsi, cela fait partie intégrante de notre langage où, par exemple, l’expression « contrôle de soi », implique qu’il y a quelqu’un qui contrôle et un sujet qui soit contrôlé, car nous savons que « rien n’agit sur soi-même, » encore que nous l’oublions lorsque nous parlons d' »autonomie ». » (Qui est « Satan » et où est l' »Enfer »?) 

Comme nous l’avons envisagé le sacrifiant dans le rite, par une initiation, réalise le Soi. Cette réalisation de l’Esprit ne peut s’effectuer que par le sacrifice du « petit soi », de l’individu comme Untel. Le soi extérieur vaincu par le Soi intérieur. Sans cette distinction entre les « deux soi », les expressions comme « maîtrise de soi », « connaissance de soi », ou la symbolique du « Royaume des cieux est en nous » perdent leurs véritables significations. Le soi est mortel et changeant, alors que le Soi est immuable et immortel. Citant la phrase de Maître Eckhart : « Les Ecritures saintes crient à haute voix qu’il faut se libérer de soi, » Coomaraswamy nous convie à un enseignement unanime de sagesse. Aussi longtemps que l’homme est simplement « un animal raisonnable, » cet homme Untel oublie qui il est. « Qui suis-je? » question fondamentale de toute la tradition spirituelle, qui demande de « se connaître ». Le soi extérieur, celui de l’homme extérieur, doit alors être vu comme un « accident créé » à partir d’une Essence transcendante éternelle. Le drame spirituel est le sacrifice du soi, afin d’atteindre le Soi. Ceci est notre vocation (action d’appeler) en tant qu’êtres humains.

                                                                 Buddha. (Musée Guimet)

Presque la totalité de l’enseignement de Coomaraswamy sur l’Art Sacré et sa Métaphysique peut tenir en ces quelque mots, si nous voulons comprendre cette « image du Buddha« . Comme il nous le dit nous devons « remodeler notre personnalité, » car une rencontre intime d’une telle oeuvre d’art dans un musée est primordiale.  Nous sommes des pèlerins, qui venons voir Dieu. Il y a alors une certaine indifférence aux qualités esthétiques, mais cette splendeur de la Vérité. » Nous devons y participer par une communion. »

« Pour comprendre la nature de l’image du Buddha  et sa signification, (…) il faut commencer par construire son environnement, retrouver ses ancêtres et remodeler notre propre personnalité. Nous devons oublier que nous sommes en train de regarder de l' »Art » dans un musée, et voir l’image à sa place dans un temple Bouddhiste ou comme une partie d’un mur de pierres sculptées. L’ayant vu, la recevoir comme l’image de ce que nous sommes potentiellement. Souvenons-nous que nous sommes des pèlerins venus de loin afin de voir Dieu, et non pas une ressemblance faite de mains d’hommes, mais son archétype transcendant, nous devons y participer dans une communion. » (The nature of Buddhist art)

 

 

 

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