Ananda. K. Coomaraswamy : L’άγών héraclitéen

Nous remerçions R. Strom qui nous a fait parvenir ce texte qui  vraisemblablement date de l’année 1941.

Sur l’άγών Héraclitéen

…ἁρμονίη άϕανερῆς κρείττων (…l’Harmonie occultée règle[1] l’exotérique). (Héraclite, Frag. 47[2])

                                                                ***

ϕύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ (L’occultation accompagne la physis comme un ami). (Héraclite, Frag. 8, M. (123, DK)

Nous affirmons que le mot ἁρμονία est utilisé par Héraclite toujours avec une référence directe ou indirecte au ‘‘Cosmos’’. Il est évident que si Héraclite souhaitait une ‘‘Harmonie des sons’’, il aurait pu utiliser ‘‘audible’’ ou ‘‘inaudible’’. Cependant, par l’ ‘‘Harmonie occultée’’ héraclitéenne (ou l’ « Harmonie divine » de Platon[3])  on peut seulement comprendre la « forme Intelligible de l’Univers », c’est-à-dire l’ « Un dont toutes choses procèdent »[4] et en lequel elles sont construites ensemble. Nous pourrions présumer qu’une ‘‘Harmonie visible ou apparente’’ ne peut signifier que ‘‘la structure du monde lui-même’’.  Le premier est le « tableau du monde peint par l’Esprit sur la toile de l’Esprit »[5] ou ‘‘l’image-non-colorée’’, tandis que l’autre est « son image multiple projetée (pour ainsi dire) sur le mur »[6].

D’autres fragments d’Héraclite[7] parlent de l’ ‘‘Harmonie’’ vis-à-vis des ‘‘paires d’opposés’’ celles  qui ‘‘doivent nécessairement tendre’’ dans des ‘‘directions opposées’’. Platon[8] l’a pensé comme « les tons hauts et bas, le masculin et le féminin ou les tensions opposées (des cordes) de l’arc et de la harpe ». Plutarque[9] pensait que la référence aux ‘‘contraires’’ à partir desquels l’ ‘‘univers’’ a été construit, est un univers qui ne pourrait  être maintenu sans une telle composition et sans lesquels il serait inefficace et sans croissance. Il a postulé : « L’ ‘‘Éros Cosmique’’, un ‘‘Maître artisan’’ (ᾀγατὁς δημιουργὀς), qui fait de ceci une harmonie et une métamorphose (κρᾶσις)[10]  productives. Il s’agit de l’amour (έρωτικά)[11] avec lequel sont occupés tous les sacrifices (θυσία) et tout ce qui doit être fait par la prophétie (μαντιαἠ)[12], c’est-à-dire tous les moyens de communion entre les dieux et les hommes ».[13]

Une conception applicable aussi bien aux rites Indiens qu’aux Grecs. De plus, Héraclite utilise l’image de ‘‘l’arc’’ avec la ‘‘corde tendue’’ par laquelle on ‘‘rapproche’’ les deux extrémités de l’arc. Bien que nous n’ayons aucune conception que ces ‘‘deux termini’’ soient des équivalents du ‘‘Ciel’’ et de la ‘‘Terre’’, nous pouvons le supposer. Cependant, le ‘‘fil’’ ou la ‘‘chaîne’’ est un véritable symbole universel de l’ ‘Esprit’’, avec une référence particulière ici à ‘‘tirer’’ ou à ‘tendre’ par lequel il tient tout ensemble, un ‘‘tirer’’ qui est en contradiction avec le ‘‘pousser’’ de l’arc lui-même.[14] Nous pouvons dire la même chose de la « lyre », surtout si cet instrument est compris comme similaire à la Bogenharfe Sumérienne (‘‘harpe cintrée’’) ou à la vīṇā Indienne. Dans ces cas, la tension opposée est celle des cordes et du boîtier – ce dernier est composé à la fois de la cloche ou de la partie inférieure du corps et du cou/tête ou de la partie supérieure du corps. Comme avec l’arc, c’est l’‘‘Esprit’’ via la corde qui relie les extrêmes. La même chose s’applique (moins manifestement) à la lyre dans sa forme grecque ‘‘classique’’ et, en fait, à presque tous les instruments à cordes dans lesquels la tension d’un corps en bois est opposée à celle d’une corde ou d’un fil. Ce n’est, en tout cas, que lorsque les tensions auront été ‘‘réglées’’ par le ‘‘bon artiste’’ (ou par le ‘‘disciple de l’amour’’) que le résultat approprié sera obtenu – soit le « vol de la flèche vers la cible », ou le « son harmonieux ». Dans le premier cas, l’analogie est le ‘‘mot ailé’’ qui désigne sa ‘‘cible’’ ou le ‘‘chant ailé’’. Ainsi, il n’est pas étonnant, en effet, que le tir à l’arc et la musique aient si souvent été les véhicules du plus haut enseignement initiatique.[15]

 

Eros bandant son arc. Marbre d’après la copie d’un bronze grec, Lyssipos,  IVème siècle av. JC. Rome. Musei capitolini.

     Bien que nous voulions ici examiner ‘‘l’Harmonie’’ dans plusieurs connotations métaphysiques et spirituelles, le présent article apporte également une contribution à l’histoire de l’architecture. En tant que telle, nous pourrions rappeler ici que ‘‘l’Harmonie’’ était utilisée par Pausanias comme nom de la clé de voûte d’un bâtiment. En effet, l’histoire de l’art (en ce qui concerne les origines de ses formes) ne peut jamais être comprise par une analyse de ses excroissances élaborées et relativement dépourvues de sens. Nous rappelons les mots de Walter. Andrae[16] : « Les formes sensibles (dans lesquelles il existait jadis un équilibre polaire ou physique et métaphysique) ont été de plus en plus vidées de tout leur contenu ».

Si nous voulons comprendre l’histoire des ‘‘sols’’, des ‘‘piliers’’, des ‘‘toits’’, il n’est pas suffisant d’envisager seulement leurs opportunités – nous devons également considérer les analogies macrocosmiques[17] et les normes ‘‘traditionnelles’’ de la société à l’usage de laquelle  elles ont été construites. Ce n’est pas un apracticumin à notre sens, mais une utilisation conforme à la pensée de ‘‘l’homme primitif’’ –  dont les utilités ont été conçues afin de satisfaire ensemble des besoins du corps et de l’âme. Pour comprendre une telle économie, nous devons d’abord comprendre le  ‘‘plan de la Création’’ que les premiers Pères Chrétiens ont constamment qualifié d’‘‘économie’’ sachant que l’univers voûté est la « première maison » à jamais « construite » et l’archétype de chaque itération.[18]

« ‘Καί οίκονομιαν (« selon le plan divin ») est pour ainsi dire un terme technique de la langue chrétienne ». (La phrase ‘Καί οίκονομιαν : « selon le plan divin » est, pour ainsi dire, un terme technique du langage primordial Chrétien). (A. Siouville).

 

 

 

 

 

[1]  Gr. κρείττων

[2]  Frg. 9 dans Marcovich ; Frg. 54 dans Diels-Kranz.

[3]  Timée, 80b.

[4]  Frg. 59.

[5]  Śaṅkarācārya.

[6]  Laṇkāvatāra Sūtra.

[7]  Frg. XLIII, XLV, XLVI et LVI.

[8]  Symposium, 187f.

[9]  Moralia, 396.

[10] Identique au sanskrit : samādhi.

[11] Identique an sanskrit : mithunani.

[12]  Sanskrit : mantraṇa.

[13] Symposium, 188d, cf. 210a.

[14]  Voir La République, 439b.

[15]  Voir Joachim. Heim, Bogenhandwerk und Bogensporbei den Osmanen, dans Der Islam. XIV, et XV (1925-1926) et Nasu et Acker, Toyo kyudo kikan, Tokyo (1937). Ananda. K. Coomaraswamy, Symbolism of Archery (1943).

[16]  Shlusswort to Die ionischeSaule, Bauformoder Symbol (1933).

[17] Voir W. R. Lethaby, Architecture, Mysticism and Myth, London, 1892, où l’auteur cite sur sa page de titre la question de César Dalys : “ Existe-t-il des symboles que l’on puisse nommer constants (et) propres à toutes les races, à toutes les sociétés et à tous les pays ? »,  il considère évidemment son travail comme une réponse affirmative.

[18] Philosophumena (de Hippolyte) dans Les textes du Christianisme, VI, tome II, p.82, n°3 Paris, 1928.

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