« Les murs du Paradis dans lesquels Vous habitez, Seigneur, sont construits de contradictions, il n’y a pas d’autre moyen d’entrer que pour celui qui a vaincu le plus Haut Esprit de Raison qui garde sa porte. » (Nicolas de Cuse)
« Moi, je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et sortira et trouvera un pâturage. » (Saint Jean.X.9)
Les derniers textes non publiés d’Ananda.K.Coomaraswamy : L’iconographie primitive du Sagittaire, Kṛṣānu. Les gardiens de la porte du Soleil et le type du Sagittaire. Concernant le Sphinx. La doctrine du Chérubin chez Philon. et Le Sphinx Grec, sont vraisemblablement un aboutissement de son travail, où il faut également y entrevoir notre voyage spirituel. Lorsque le défunt atteint la Porte du Soleil, la question qui lui est posée est la suivante : « Qui es-tu? » Et, selon sa réponse, il peut entrer ou être rejeté. En effet, ces textes nous conduisent au seuil de l’interrogation fondamentale : Ici-Maintenant : « Qui suis-je? », ceci afin de négocier ce « passage » difficile à chaque instant de notre vie.
Cet article nous permet seulement d’aborder quelques idées essentielles, car une multitude de trésors sont reliés à diverses problématiques, issues de toutes les traditions authentiques du monde.
Pour Coomaraswamy le symbolisme est un véritable langage, c’est la formulation exacte de la pensée. Langage métaphysique qui ne peut être déterminé par des catégories psychologiques. On pourrait aussi le définir comme la représentation de la réalité, à ce niveau de référence où il y a des correspondances, des analogies d’une réalité à une autre. Les symboles traditionnels sont les termes techniques d’un langage spirituel, qui vient transcender toutes les confusions habituelles des langues. En outre, ces symboles ne sont pas particuliers à un lieu et à une époque. Il s’agit bien du langage technique de la Philosophia Perennis.
« Il serait superflu de souligner que les symboles traditionnels ne sont jamais les inventions d’un auteur en particulier chez qui on vient à les trouver : « le mythe n’est pas de moi, je l’ai reçu de ma mère. » Par ces paroles Euripide fait montre de plus de savoir que bien des spécialistes plus ou moins naïfs (…) Nos spécialistes qui croient que les mythes ont été inventés par les « littérateurs », négligent que motifs et thèmes traditionnels sont inséparablement reliés. » (Coomaraswamy)
Qu’est ce qui pourrait être plus commun que le passage d’une porte?
Il est incontestable qu’un grand nombre de portes dans les sociétés traditionnelles présentent un ensemble correspondant de représentations symboliques, qui indiquent que l’Un se manifeste en tant que dualité. Les textes de Coomaraswamy sur cette thématique sont nombreux, et surtout l’article Symplegades de 1947 qui correspond aux derniers articles sur lesquels nous appuyons cette lecture.
Il faut « passer » par cette « dualité » des montants de la Porte, afin d’effectuer un retour vers le Centre/Un/Coeur. Le passage symbolique de la porte est toujours une direction qui implique un véritable changement d’état. D’un point de vue métaphysique, ce qui est demandé c’est la libération du « vieil homme » en nous. Tout comme le serpent se débarrasse de sa peau.
On peut dire, également, que la Porte qui est le Centre, est aussi une représentation symbolique, soit de l’Arbre de Vie, de l’Axis Mundi, de la Fontaine d’Immortalité, du Soma, ou bien du Trône, du disque Solaire spirituel, etc…Ce symbolisme prend toute son importance dans la mesure où Coomaraswamy met constamment en relation les textes des grandes traditions et l’iconographie. Sa conceptualisation s’expose à partir des mythologies Suméro-Babyloniennes, et Indiennes.
Ainsi, l’Entrée de cette Porte n’est pas ouverte à tout le monde, car celle-ci fonctionne à la fois comme « entrée » et comme « barrière ». Et c’est à ce niveau que toute la problématique du Métaphysicien prend son ampleur. Le passage de cette Porte où la « Voie est toujours une ‘Voie du Milieu’ ou, ainsi que l’a dit Boèce « la vérité est un moyen terme entre les hérésies contraires. » (Coomaraswamy) Cette Voie par laquelle doit passer le Héros, dans les textes de la mythologie, est souvent symbolisée par des « rocs qui s’entrechoquent. » Les Ténèbres et la Lumière, le jour et la nuit, sont des contraires qu’il faut vaincre pour traverser. Ce qui peut être effectué à l’aube et au crépuscule, lorsque ces opposés archétypaux, divisés au « commencement » sont dépassés. C’est donc l’Esprit (le Soi) en nous, après avoir ébranlé nos attachements corporels ( et surtout cet attachement à notre petit soi), qui peut effectuer le Voyage.
Ces « rocs qui s’entrechoquent » doivent être traversées en un éclair. Cet acte du « passage » correspond à l’Eveil, à la Réalisation, car toutes les Voies spirituelles conduisent à cette soudaineté de la révélation du Soi. La quête du Héros n’est jamais un chemin à sens unique, car le Saint Graal doit être ramené dans le monde de la manifestation. Le Héros devient un voleur de Soma, qui est une représentation de l’Eau de Vie, de la Toison d’Or, ou des pommes d’or de Jason. « Aucun habitant sur terre ne prend part au véritable élixir, mais uniquement à des substituts, ceci par des rites de transsubstantiation, où la participation est une purification ou une anticipation de la vie bénie du défunt. » (Coomaraswamy)
Cette porte qu’il faut franchir est une « Porte Active ». Elles se trouvent dans toutes les traditions de l’Ancien et du Nouveau Monde. Dans l’Iliade où il est dit que « les portails mobiles du ciel rugissent. » Le « rugissement » des portes est indiqué visuellement par de nombreux sceaux Babyloniens, par la représentation de lions à gueules ouvertes sur les montants. C’est aussi une « Porte Active » qui garde le chemin du Soma dans l’iconographie Indienne. De même en Egypte, le Pharaon qui monte au ciel en volant comme un oiseau : « les portes du ciel s’ouvrent, les fixations glissent d’elles-mêmes, les gardiens ne s’opposent pas. » Les « roseaux tranchants » comme forme de « Porte Active » se retrouvent dans des mythes Indiens d’Amérique. Ils sont les obstacles que doit franchir le Héros. Les « roseaux tranchants » qui coupent les personnes en morceaux, et les « rocs qui s’entrechoquent » tentent d’empêcher le passage du Héros. « Le château tournoyant » appartient aussi à ces portes « battantes ». Ce Château est toujours le symbole d’un Autre Monde, celui du Paradis, mais aussi le Monde des Morts, qui sont toujours protégés et gardés. Cette Quête du Graal ou le Brahmaloka Indien, ce « pays dont on ne revient pas. » Porte qui ne cesse de se dérober, car elle tourne et se ferme rapidement.
Dans son texte Symplegades de 1947, Coomaraswamy fait une allusion à ces derniers textes non publiés en ces termes : » Nous traiterons de tout ceci ultérieurement dans une longue étude consacrée au « Symbolisme primitif du Sagittaire. »
Dans les sociétés traditionnelles, les structures sacrées (églises et temples) placent presque toujours des gardiens flanquant à leurs entrées. On trouve des appariés à la porte de sanctuaires Bouddhistes Birmans, des Sphinx à l’entrée de temples Indiens et Egyptiens, et des Griffons masculins et féminins affrontés au-dessus des portes des églises Chrétiennes.
Pour le Sagittaire ou Kṛṣānu, dont le type le plus ancien est l’Archer-Centaure, Coomaraswamy pose deux questions fondamentales : « Que vise l’archer? » et « Qu’est-ce qu’il défend? » Et, c’est dans l’ancienne mythologie (et iconographie) Orientale et Indienne que l’auteur va rechercher les sources de ces représentations. L’analyse va approfondir la mythologie de la Quête de la Vie, ou du « Rapt du Soma ». C’est à partir de cette orientation que l’on peut mieux répondre aux deux questions posées par l’auteur ; contre qui et pourquoi l’Archer-Centaure est armé d’un arc et d’un dard.
« Le Soma, est gardé et assimilé par son geôlier ; Vṛtra-Varuṇa, qui est « dans le rocher », qui est derrière ou dans le mur, ou dans la montagne qui doit être percée ou ouverte par quiconque voudrait l’atteindre. » (Coomaraswamy)
Le roi Soma, dans les textes Indiens, est toujours gardé par un Ghandarva qui se lève en pointant ses armes lumineuses vers l’aigle Garuḍa lorsqu’il s’approche pour enlever l’élixir d’immortalité. La nature du Soma est ophidienne, il est le frère des Serpents. Kṛṣānu, arcitenens, Sagittarius, cet archer incomparable, qui est un archer sans-pied tire sur le faucon qui vient de dérober le Soma. Cet Archer-Centaure est le défenseur de la « Porte Active ».
Dans la Genèse.III.24 ; « il posta devant le jardin d’Eden les Chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de l’Arbre de Vie. » Ici, les gardiens de la Porte sont les Chérubins, où la flamme du glaive fulgurant tourne de tous les côtés. Ces épées « flambantes » peuvent être considérées comme des éclairs, des Ophannin (des roues) qui gardent le trône.
La plupart du temps dans l’iconographie on ne voit pas la Porte, ni la Fontaine de Vie, mais seulement des Chérubins opposés, et entre eux l’Arbre de Vie, qui peut aussi être représenté par un pilier.
« Des Chérubins et des palmiers, un palmier entre deux Chérubins ; chaque Chérubin avait deux faces : une face d’homme vers le palmier d’un côté, et une face de lion vers le palmier de l’autre côté, sur tout le temple. » (Ezéchiel.41.18-19)
Ces Chérubins aux deux « faces » sont les « couples d’opposés » ou « contraires » (passé/futur, bien/mal etc…) à partir desquels le « mur » du Temple est construit. Coomaraswamy nous montre que chacune des paires de Chérubins affrontés représente les jambages en conflits de la « Porte Active » à travers laquelle passe le « détroit », parce que la ligne qui sépare le passé du futur, le mal du bien, est ce que l’on nomme souvent « un fil du rasoir. »
Une telle représentation symbolique est également utilisée pour des portes séculaires, qui présentent souvent des palmettes (représentant l’Arbre de Vie) et des urnes ou des vases (qui indiquent La Fontaine des Eaux Vives).
L’analyse de Coomaraswamy explore l’iconographie de ces portes bien gardées, en questionnant une métaphysique de la non-dualité. Le « passage » est bien celui de l’advaita, où le relatif duel s’efface pour « entrer » en la Présence Consciente, ou Présence de l’Un. Endroit, ou pour utiliser les mots de Maître Eckhart : « ni la vertu ni le vice n’est jamais entré. » Ce qui semble être une doctrine commune, qui est reconnue à travers toute la spiritualité. Si nous voulons parvenir en cet « autre rivage », comme le dit Dante, un lieu « où chaque lieu et chaque moment fusionnent. » (Paradis.XXIX.22) nous devons passer par cette Porte de la dualité, car « ici sous le Soleil, nous sommes submergés par les paires. » (Coomaraswamy)
Le Sphinx, que Philon identifie aux Chérubins qui sont constitués du Feu créateur, est aussi identifié au Logos et à la Sagesse. Il est également représenté par l’Aigle ou le Garuḍa. Ce qui explique le symbolisme du « Rapt de la Nagī » (ou de Ganymède), lequel est l’inverse du « Rapt du Soma. »
« Comment le Vautour (l’Aigle, le voleur de Soma) a-t-il fait pour « tromper » ces Gardiens du Soma, ‘Peur’ et ‘Non-peur’? » (Coomaraswamy)
Les Gardiens sont des serpents ou des dragons. Les deux jambages de cette « Porte Active » gardée, ne se tiennent pas seulement face à face, mais représentent tous les couples d’opposés. Et, il s’agit bien de la représentation de la Quête de Vie du Héros ( = chacun de nous). Cette équanimité, au delà de la dualité de la peur et de la non-peur. Ce Connaissant qui ne sombre plus dans la relativité des formes logiques et qui dépasse les polarités.
Un des traits caractéristique de la « Porte Active » est la rapidité avec laquelle il faut la franchir, sinon celle-ci se referme sur le « passant ». La Porte d’entrée est également la Porte du Soleil Spirituel qui « ne pouvait jamais être trouvée après le crépuscule ». Ces redoutables Défenseurs sont là afin de protéger tout accès à l’Autre Monde, qu’il s’agisse de l’Empyrée ou du Paradis (Brahmaloka).
La Sphinge Gardienne représente l’Hermès psychopompe qui transporte l’âme du défunt, de même qu’elle emporte les Thébains « à la lumière inaccessible de l’Ether (ākāśa). » Nous avons ici une autre élaboration du symbolisme traditionnel. Coomaraswamy nous explique, en citant Euripide que « L’esprit disparaît dans l’Ether », qui n’est rien d’autre que son retour vers Dieu, Qui l’a donné. Ce qui est aussi le contexte de la déclaration de Philon selon laquelle, à notre mort, les quatre éléments mineurs retrouvent leur origine : « les espèces intellectuelles et célestes de l’âme partent à la recherche d’un Père dans l’Ether. »
L’auteur nous dit que nous avons vu dans les formulations mythologiques, verbales et visuelles, que les pouvoirs pneumatiques ailés, que nous les nommions sirènes, sphinx, aigles, ou anges, transmettent l’âme aux royaumes célestes de la lumière éthérée.
Il nous dit également que nous sommes nous-mêmes le Sphinx et, Platon assimile les deux parties de la créature composite avec les deux parties de l’âme, le meilleur et le pire, l’immortel et le mortel. Ce composite représente l’homme entier, la tête humaine l’homme Intérieur, le Lion le courage. On pourrait même aller plus loin et faire remarquer que la queue de serpent de ces créatures correspond aux appétits, assimilant les deux formes d’animaux, celles du lion et du serpent, aux deux parties de l’âme mortelle.
La signification métaphysique de la « Porte Active » et de ses « Gardiens », montre que quiconque veut « passer » de ce monde à l’Autre doit le faire par un intervalle, étroit, hors de l’espace et du temps. Passage instantané, car toute la manifestation, le monde conditionné, est caractérisé par la polarité. Le « passant » ne peut atteindre la Libération qu’à la condition d’accéder à l’unité d’un monde sans couples d’opposés. Cheminement spirituel malgré ces Gardiens terrifiants. « C’est donc précisément de ces « couples » que la libération doit être obtenue, à leur conflit que nous devons échapper, si nous devons être libéré de notre mortalité. » (Coomaraswamy) Car, trop souvent nous subissons l’illusion de cette dualité, mais ceux qui parviennent à s’en libérer atteignent la Réalisation. Passage qui se fait soudainement vers l’Eternel Présent.
« Etroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et rares sont ceux qui le trouvent. » (Saint Matthieu.VII.14)