Ananda K Coomaraswamy. La Vierge allaitant St Bernard

(The Virgin Suckling St Bernard. Art Bulletin, New York, XIX, 2, pp.317-318. June 1937).

Dans un article sur la Madonna of Humility, paru dans l’Art Bulletin, vol XVIII, 1936, pp. 460-461, Millard Meiss décrit une peinture majorquine du XIVème siècle, représentant « Saint Bernard agenouillé devant la Vierge et allaité par elle » ; plus précisément il est agenouillé devant une statue, qui d’après la légende est « devenue vivante » », de la Madona del Latte ».

L’auteur indique d’autres exemples de ce motif dans l’art chrétien, et il cite des textes où la Vierge est appelée, non seulement Mater omnium, mais aussi Nutrix Omnium. Selon lui, de pareilles « apparitions miraculeuses » témoignent de la « charité » de la Vierge. Cette interprétation n’est certainement pas incorrecte ; néanmoins, il faudrait aussi observer que la scène n’a pas seulement ce sens édifiant, mais qu’elle possède en outre une signification strictement métaphysique : celle d’une adoption régulière. Supposer que le ‘‘miracle’’ s’applique, en ce sens et d’une façon particulièrement appropriée, à Saint Bernard serait du reste en accord avec tout ce que nous savons de ce dernier, comme représentant d’une doctrine de ‘déification’’.

Le motif lui-même constitue une illustration remarquable de l’observation d’Andrae (Die ionisch Säule, Bauform oder Symbol ? 1933. Schlusswort) qu’ « une forme symbolique peut, non seulement rester vivante pendant des millénaires, mais encore revenir à la vie après une interruption de mille années », car, ajoute-t-il, « la puissance qui vient du monde spirituel et qui forme l’un des éléments du symbole, est éternelle ». Les représentations les plus anciennes d’un pareil allaitement symbolique se rapportent, en fait, à Hercule ; ce thème a été étudié par Eva Fiesel dans The Hercules legend on the Etruscan mirror from Volterra (American Journal of Philology, Vol LVII, pp. 130-136. 1936). Sur un miroir étrusque du IVème siècle av. J.C, on voit gravé « Hercule sous la forme d’un homme barbu, avec sa massue et sa peau de lion, à demi agenouillé près de Junon, qui lui offre le sein…Cette scène, qui montre Hercule dans l’Olympe, a visiblement un sens symbolique ; elle représente l’adoption du héros par Junon. On retrouve aussi chez d’autres peuples l’acte de donner le sein (qui implique une nouvelle naissance) comme symbole juridique pour l’accomplissement d’une adoption. Dans le cas d’Hercule, sa nouvelle naissance est en même temps une résurrection. D’après Bayet, elle confère le don de l’immortalité, puisque c’est une divinité qui allaite le héros ». La légende inscrite sous la scène est lue comme suit : Haec (est) monstratio ( ?) quomodo ( ?) mortalis ( ?) Hercules Junonis filius factus sit, ou peut-être, au lieu de factus sit : nascebatur ; et ceci est évidemment « une explication du sens de l’action représentée ». La traduction en serait : « Il est ici montré comment le mortel Hercule devint le fils légitime de Junon » ou peut être « (re)naquit comme le fils légitime de Junon ». Il s’agit donc d’une initiation, d’une seconde naissance et d’une reconnaissance. De la même façon, nous pouvons dire du tableau de Majorque : « Il est ici montré comment le mortel Bernard devint le fils légitime de la Vierge ».[1]

Ce sujet d’une ‘‘adoption’’ divine a été traité par le cardinal Nicolas de Cusa, évêque de Brixen (1400-1464), dans  son De filiatione Dei (1445). Le cardinal de Cusa est connu surtout par son ouvrage De docta ignorantia (1440), qui est très proche de l’écrit anglais presque contemporain Cloud of Unknowing (Nuage de l’Inconnaissance), tous deux reposant sur la théologie mystique de Denys l’Aréopagite. Dans son étude Autour de la Docte Ignorance (publiée dans les Boiträge zur Geschichte der Philosphie und Theologie des Mittelaïters, vol XIV, cahier é-4), M.E.Vansteenberghe remarque (p.12) : « Cusa entend par ‘‘filiation divine’’, par déification, la θέωσις  des Grecs, qui n’est autre chose que la connaissance directe de Dieu et de son Verbe, ou la vision intuitive. Ainsi il est amené à dire que le Verbe divin, illuminant la raison du croyant, la rend capable de s’élever à la filiation divine ». Les textes suivants sont extraits du De filiationne Dei, pp.119-123 : « Non aliud filiationem Dei quam Deificationem, quae et θέωσις graece dicitur, aestimandum judico. Theosin vero tu ipse nosti ultimitatem perfectionis existere…Filiatio…est ablatio alteritatis et diversitatis et resolutio omnium in unum quae est et transfusio unius in omnia. Et haec θέωσις ipsa…Tunc recte deificamur, quando ad hoc exaltamur, ut in uno simus ipsum ». (« A mon avis, on doit estimer que la filiation divine n’est rien d’autre que la déification, en grec θέωσις. En vérité, tu sais toi-même que la θέωσις est le dernier degré de la perfection…La filiation… est la suppression de l’altérité et de la diversité et cette résolution de toutes choses en un, qui est aussi la transfusion d’un en toutes choses. Et ceci est la θέωσις elle-même…Nous sommes véritablement déifiés lorsque nous sommes élevés vers cette Réalité, de sorte que nous soyons  Elle-même et un avec Elle ».) Ajoutons que Cusa, lorsqu’il examine à ce propos les relations de l’intellect et de la volonté, insiste sur l’idée suivante : quelle que soit celle des deux facultés qui ait le plus contribué à diriger le chercheur vers Dieu, il ne peut y avoir aucune séparation de la connaissance et de l’amour quand le but est atteint. Dans Sermon prêché à Brixen en 1455, il déclare : « Mens sine desiderio non intelligit, et sine intellectu non desiderat (Sans le désir l’esprit ne comprend pas, et sans l’intellect il ne désire pas) ».

Puisque nous venons de citer Nicolas de Cusa et que nous nous occupons dans cet article des raisons d’être de l’iconographie, nous noterons qu’un autre de ses ouvrages, le De visione Dei (1453-1454), explique une particularité de certaines peintures du XVème siècle, celles dans lesquelles les yeux du personnage représenté, et spécialement ceux du Christ, paraissent diriger leur regard vers ceux de l’observateur, et le considérer lui seul, quel que soit l’angle sous lequel le tableau est regardé. L’idée métaphysique qui a inspiré cet ‘‘effet’’ symbolique est suffisamment évidente par elle-même. On songe tout d’abord à la ‘‘rencontre des yeux’’ qui, dans l’Inde est définie comme le point de départ d’une série d’étapes de la vie amoureuse, étapes dont la mort peut être le terme final. Et l’on pense aussi au « septième et meilleur rayon » du Soleil, par lequel ce dernier est uni directement à chaque être et par lequel aussi l’individu doit s’élever jusqu’à ce qu’il atteigne le Soleil, c’est-à-dire le centre véritable de son être. Ce ‘‘septième rayon’’ peut être identifié au ‘‘rayon sombre’’ de Denys et à cette ‘‘direction’’ spirituelle suivant laquelle le Pèlerin atteint le Soleil et, à supposer qu’une ablatio omnis alteritatis ait bien eu lieu, passe le seuil solaire (« Je suis la porte » : « Personne ne vient au Père si ce n’est par moi ») et ainsi, comme le dit Hermès : « sort du cosmos ». Ces rapprochements rendent très remarquable que Nicolas de Cusa se serve précisément de la particularité énoncée de certaines peintures comme d’un point de départ pour la pratique de la contemplatio in caligine (« contemplation dans l’obscurité »), dirigée vers le but de la filiation et de la déification.

Pour en revenir aux représentations d’Hercule et de Saint Bernard, elles nous offrent un exemple de la transmission régulière, et des symboles, et de la connaissance de leur signification spirituelle, transmission continue et qui n’a pas été interrompue par les révolutions religieuses. L’iconographie et le sens profond représentent une constante artistique, alors que le style et les applications sont variables et constituent de simples accidents.

 

[1] Voir Hermès Trismégiste, XIII, 2 : «  La matrice est Sophia (σοφία ή μήτρα), la volonté de Dieu est le semeur de la semence (σπείρας) par laquelle un homme renaît fils de Dieu » ; et Boehme : « La Mère du Nouvel Homme est la Vierge Sophia, la Sagesse Divine, ou le Miroir de l’Essence de Dieu » (cité par Underhill, Mysticism, p.147. 1912).

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