A.K.Coomaraswamy. Du prétendu « Panthéisme », dans l’Inde et dans le Néo-Platonisme.

L’essentiel de ce site est consacré à la pensée de A.K.Coomaraswamy. C’est en ce sens que nous proposons la traduction de l’article : « Pantheism », Indian and Neo-Platonic, in Journal of Indian History. (1937). Traduit dans Etudes Traditionnelles. (Oct 1938)

Du prétendu « Panthéisme », dans l’Inde et dans le Néo-Platonisme(1)

Le Shorter Oxford English Dictionary définit comme suit le mot pantheism : « Croyance ou théorie d’après laquelle Dieu et l’univers sont identiques (ce qui implique la négation de la personnalité et de la transcendance de Dieu) ; doctrine selon laquelle Dieu est toute chose et toute chose est Dieu ». Le panthéisme ne doit pas être confondu avec cette vérité axiomatique que le fini est inclus dans l’Infini ; il apparaît seulement lorsque cette relation est rendue réciproque. La doctrine hindoue maintient, sans aucune contradiction, que Dieu est à la fois immanent ( antar ) et transcendant (  bāhyatas ), par exemple dans l’ Īśā upaniṣad , V : « Il est à l’intérieur de tout ceci et Il est en dehors de tout ceci » ( tad antarasya sarvasya tad u sarvasyāsya bāhyatas ) et dans la bhagavadgītā IX.4-5 : « Tous les êtres subsistent ( sthāni ) enMoi, et Je ne suis pas « situé » en eux ( na cāham teṣu avasthitaḥ ) (2). Ils ne sont pas non plus « situés » ( sthāni  ) en Moi : observez le rapport ( yogam = samyogam ) ( ibid, XIII, 26) (3) par lequel s’affirme ma souveraineté. C’est comme support de l’être ( bhūtabhṛt ) et non comme « situé » dans les êtres ( bhūtasthaḥ ) que mon Esprit est la cause qui les fait être » ( mamātmā bhūtabhāvanaḥ = le sarvasya prabhū de la māṇḍūkyopaniṣad, VI). Cf encore la bhagavadgītā :  » Situé également dans tous les êtres (  samaṃ sarveṣu bhūteṣu tiṣṭhantam ), le Seigneur suprême, impérissable au sein du périssable » (XIII.27) et :  » A l’intérieur des êtres et en dehors d’eux, à la fois immobile et mobile, indiscernable en raison de sa subtilité, loin de vous, mais aussi en vous ; non divisé et néanmoins résidant dans les êtres comme s’il était divisé (4) ( avibhaktaṃ ca bhūteṣu…sthitam ), il doit être connu comme le « support des êtres » ( bhūtabhartṛ ), comme dévorant l’existence et comme donnant l’existence » (XIII.15-16). On pourrait aussi citer longuement des textes plus anciens tel que Ṛgveda, VIII.88.5 :  » Ta puissance s’étend au-delà des bornes du Ciel, et la Terre ne Te contient pas  » ou I.32.15 :  » Comme la jante des rayons d’une roue, il entoure et contient les êtres qui se meuvent ». S’il est impossible de soutenir que les Ecritures hindoues confondent parfois la totalité des choses et leur source ou leur support, il est grand temps de faire disparaître des travaux savants des expressions telles que le « panthéisme hindou ».

La même protestation doit être élevée contre ce qu’on appelle le « panthéisme néo-platonicien » ou le « panthéisme stoïcien ». Prenons l’interprétation que Scott donne d’Apollonius de Tyane, Ep.58 ( ScottHermetica. II. p 193. notes 2-3) : »  Valère pense : « J’ai engendré un fils » (et, en conséquence, il est dans l’affliction lorsqu’il perd son fils). Mais il y a là une erreur ; la procréation de son fils, comme toute autre chose qui arrive, est l’acte de Dieu ( immanent à l’univers et identique à la phusis (5)) – ou, en d’autres termes, l’opération du pur noeron (6) qui est répandu partout ; et Valère (qui, lui-même, n’est qu’un aspect de Dieu temporairement particularisé) est en ceci, comme en toute autre chose qu’il fait (ou, plutôt, qu’il pense qu’il fait), un instrument passif (7) de Dieu qui fait tout.. « Rien de ce qui se produit dans le monde visible n’est une chose qui arrive à un individu ; chaque incident de la vie d’un individu (ekastou) est bien plutôt quelque chose qui arrive à l’Unique (peri (to) en )« . Tel a du être, je suppose, le sens du passage : mais peri en ekastou est obscur et peut être corrompu. Valère pense : « La mort  de mon fils est un malheur qui m‘a frappé. » Mais il a tort, c’est un événement qui doit être rapporté, non à lui en tant qu’individu, mais à l’Unique qui est tout…C’est du panthéisme stoïcien poussé à l’extrême ».

Maintenant, si Apollonius, à notre connaissance, avait enseigné quelque part que Dieu est dans le cosmos, mais aussi qu’il ne dépasse pas le cosmos, tout le passage précédent pourrait être considéré comme panthéiste ; mais, si on le prend tel qu’il est, il n’est aucunement nécessaire de l’interpréter de cette façon. Remarquons tout d’abord que, dans le commentaire de Śaṅkara sur les vedānta sūtra (II.3.46), nous trouvons un passage qui rappelle beaucoup le cas de Valère, et le parallélisme des deux textes est presque complet : « Considérons le cas de plusieurs hommes, dont chacun possède des fils, des amis etc…et qui sont assis ensemble, certains d’entre eux s’imaginant à tort qu’il y a un lien les unissant à leur fils ou à leurs amis, alors que les autres ne le pensent pas. Supposons maintenant que quelqu’un arrive et crie la nouvelle : « Ton fils est mort » ou « Ton ami est mort » : l’âme de ceux qui s’imaginent avoir un rapport avec des fils et des amis sera alors frappée de douleur ; mais il n’en sera pas de même des ascètes errants qui  se sont libérés d’une telle croyance ». L’idée attribuée à Apollonius est en accord avec la doctrine hindoue et cet accord, à la vérité, pourrait aller jusqu’à une identité d’expression. On lit, par exemple, dans la bṛhadāraṇyaka upaniṣad  (I.6.3) : « L’Esprit…car c’est de lui que naissent les actions ( ātmā…ato hi sarvāṇi karmaṇi uttiṣṭhanti) : dans la bhagavadgītā III.27 : « Celui dont l’esprit est troublé par l’idée du « moi », celui-là se figure : « c’est moi qui agis » » et en V.8 :  » – Je n’accomplis aucune action – ainsi doit penser l’homme dont l’intelligence est disciplinée, celui qui connaît la Réalité ». Le jaiminīya-upaniṣad-brāhmaṇa I.5, nous montre le Sage, une fois mort, arrivant à la Porte d’or, et le Soleil, qui la garde, lui disant : « A cause du mal ( pāpam ) que tu as fait, tu ne dois pas entrer : à cause du bien ( punyam ) que tu as fait, tu peux entrer ». Le Sage, trop perspicace pour s’en laisser imposer par cette absurdité, répond : « Ainsi tu as vu ce que « j’ai fait ; mais tu ne peux prouver que ce soit « moi » qui en ait été l’auteur. C’est toi qui l’a été ». Alors le Soleil ne peut l’arrêter plus longtemps, car il a eu recours à la Vérité, au Soleil qui est la Vérité, et il s’est adressé à lui comme un semblable à un semblable. (Au sujet de ce « comme un semblable à un semblable », cf le célèbre « Tu es Cela » de la chāndogya upaniṣad VI.8-13 ; et bṛhadāraṇyaka upaniṣad I.4.10 : « Celui qui révère une divinité autre (que lui-même) pensant : « Il est un autre et moi je suis un autre », celui-là ne sait pas ; mais il est comme une bête qui doit être sacrifiée aux dieux » ; et enfin HermèsLib. XI.II.20b : « Si vous ne vous rendez pas alors égal à Dieu, vous ne pourrez comprendre Dieu : car le pareil est connu par le pareil ».

Quelque conclusion que l’on puisse tirer des autres textes cités considérés en dehors de leur contexte, le passage du jaiminīya-upaniṣad-brāhmaṇa que nous venons de résumer est particulièrement instructif. Ici, la connaissance que « ce n’est pas moi qui fais quoi que ce soit, mais c’est Dieu qui l’accomplit », cette connaissance, disons-nous, constitue la condition du passage « par le milieu du Soleil » : de l’ascension, du cosmos à ce qui est au-dessus de lui, de l’être fini à l’Infini.

En résumé, il suffit, pour être panthéiste, d’affirmer que Dieu est Infini et qu’en conséquence rien ne lui est extérieur ( extériorité qui poserait une limite à l’infinité, et qui serait une « contradictio in adjecto »), alors nous sommes tous panthéistes. Si nous affirmons qu’il est « Un » ou « Un et plusieurs », niant en même qu’il soit aussi « plus que le tout », alors nous sommes réellement panthéistes et monistes dans le sens où panthéisme et monisme sont justement appelés des « hérésies ». Tout au contraire, savoir que c’est Lui seul, dont l’Unité est déjà l’effet d’une « procession », qui agit par notre intermédiaire, et que notre indépendance est seulement celle des causes secondes, savoir cela est indispensable à qui veut comprendre réellement Sa nature, laquelle est à la fois limitée et illimitée ( parimitāparimitam ) et, lorsqu’elle agit dans le cosmos, met en jeu « seulement un fragment, si l’on peut dire », ( amṣaiva ) de Lui-même, tel qu’Il est en Lui-même.

Notes

1/ Voir mon article: « Le « monothéisme » védique » dans le Journal of Indian History. vol XV, pp 84sq.

2/ Cf saint Thomas d’Aquin. Sum théol.I.8.3ad3 : « Les choses sont plutôt en Dieu que Dieu dans les choses », « plutôt » (magis) c’est-à-dire en mode plus « éminent ». Comparer avec Hermès Lib.XI.II 18-20 « Toutes choses sont en Dieu; mais les choses ne sont pas situées en Dieu comme en un lieu…Si toutes choses sont contenues en Lui, c’est comme des pensées qu’il pense. »

3/  Cf  yujate de śvetāśvatara upaniṣad.V.10. Nous remarquerons que sthā peut aussi avoir le sens secondaire de « naître ». Cf le commentaire de Sāyana sur le Ṛgveda.V.19.1

4/ Cf Joshua Sylvester : « En toutes choses, mais non inclus en elles, hors des choses, mais non exclu d’elles. Toujours stable, Tu ordonnes l’instable. »

5/  En sanskrit prakṛti, śakti etc…Dans le Thomisme, il est de bonne doctrine de dire que « l’essence et la nature sont unes en Dieu. »

6/ « Feu intellectuel », en sanskrit tejas, « énergie ardente », l’aspect sous lequel le Feu universel, Agni vaiśvānara, pénètre toutes choses. Cf kāthaka upaniṣad V.9 : « De même que le Feu unique qui réside dans l’Univers assume les formes de toutes les formes ( rūpaṃ rūpaṃ pratirūpo babhūva, repris dans le Ṛgveda VI.47.18, cf viśvasya pratimānam II.12.9), de même l’Esprit intérieur ( antarātmā ), Unique, de tous les êtres assume les formes de toutes les formes et ( quoique leur étant intérieur) il est néanmoins en dehors d’elles  (bahiḥ ca ).

7/  Il n’est pas nécessaire que cet instrument soit « passif ». Il le sera ou ne le sera pas suivant le degré de compréhension de Valère. S’il pense : « C’est moi qui agit », il est alors un instrument passif ou aveugle ; s’il sait que Dieu agit en lui, il est un instrument actif et conscient dans le sens supérieur du mot. C’est dans ce dernier sens, et dans ce dernier sens seulement, qu’il a été dit : « Mon service est une liberté parfaite », paroles de Celui qui a dit lui-même : « Je ne fais rien de moi-même » (Jean.VIII.28). Si Hermès (Asclepius, prologue : « L’ Eros divin commença à parler par les lèvres d’Hermès« ), si le Christ (Jean. VIII.28 : «  je dis ce que mon Père m’a enseigné ») si saint Paul (I.Cor, II, 13,16 se terminant par « Je possède l’esprit( noûs) du Christ), si Dante enfin ( Purg.XXIV.52-54 : « Je suis tel que, lorsque l’amour m’inspire, je note, et, de la façon dont il me dicte intérieurement, je vais l’exprimant ») parlent d’un niveau de connaissance supérieur à celui de l’individu, aucun d’entre eux était-il un instrument « passif », au sens où l’on peut dire qu’un « médium » ou un sténographe sont « passifs »? Tauler ou l’auteur du Nuage de l’inconnaissance, ou Boehme dans ses Dialogues pensaient-ils à la moindre « passivité », lorsqu’ils écrivaient : « Si l’homme doit aller à Dieu, il faut qu’il soit vide de toute oeuvre et qu’il laisse Dieu seul agir…tout ce que Dieu nous demande est que nous restions inactifs et que nous le laissions diriger le travail. » « Prends soin que, dans ton esprit ou dans ta volonté, rien n’agisse, si ce n’est Dieu seul » et « Une grâce t’a été accordée, si tu peux t’empêcher de penser et de vouloir par toi-même. »

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