Ananda K. Coomaraswamy. Eléments pour une métaphysique traditionnelle.

 

Devant l’ampleur des problématiques métaphysiques développées dans l’œuvre de Coomaraswamy ; Non-Être et Être, non-dualité, âme-corps-Esprit, angélologie védique, temps et espace, non-manifestation et manifestation, potentialité et acte, forme et accident, aeviternité et éternité, etc., nous avons choisi certains aspects de celle-ci, en sachant qu’il s’agit d’un véritable filet où toutes les thématiques sont rassemblées. Fonctionnant les unes avec les autres dans un jeu de miroirs.

La thématique essentielle de sa métaphysique s’articule autour de l’unité des traditions. Sa méthode est une mise en place de l’analyse comparée des relations thématiques entre les diverses cultures traditionnelles. Ceci au-delà des sphères historiques et géographiques. Une telle confrontation des textes fait valoir l’identité d’une métaphysique anhistorique, au-delà des civilisations. Coomaraswamy ne cesse de vérifier les termes des ses analyses, aussi bien en ce qui concerne les correspondances d’une traduction dans différentes langues, que les commentaires. Il explique ces termes au « moyen de formules alternatives, je les expose et les éclaire, les rendant intelligibles, les ouvre, les dissèque et les développe ». Les « formules alternatives » qu’il évoque proviennent de citations analogues de sources indiennes, grecques, de la Scolastique chrétienne, de l’Islam, de Maître Eckhart, Philon d’Alexandrie, Denys l’Aréopagite, Hermès Trismégiste etc. Nous en avons un exemple dans l’essai La Réminiscence, indienne et platonicienne, « L’Âme Immortelle de Platon, ‘‘la partie la plus noble et la plus divine en nous’’ (Timée, 90ab) ne peut être que le Daimon immanent, ‘‘cet ami grossier, – qui ne se soucie que de la vérité’’ (Hippias Majeur, 286d). Il s’agit de ‘‘l’Âme de l’âme’’ de Philon ; le Sanctus Spiritus comme distinct de ‘‘l’âme’’ (mortelle) (Hébreux, 4, 12), et la « source de tout ce qui est vrai, quel qu’en soit l’auteur. » (Saint Ambroise sur la Première Épître aux Corinthiens, 12, 3, cité par saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, I, II, 109, 1) ; le Speculum Aeternum Scolastique et la Synteresis, l’Amour de Dante (Purgatoire, XXIX, 52-54), et notre propre ‘‘conscience’’, dans le sens originel et le plus complet du terme ; et le Soi Immortel, la source de la Mémoire, du Vedānta. » Un tel travail s’organise à partir de fiches innombrables et complexes que Coomaraswamy ne cesse de travailler, les reprenant afin de structurer ses écrits. Pour cette raison, il peut sembler parfois, à première vue, que l’auteur répète les mêmes citations. Il s’agit fondamentalement de parvenir à mettre l’accent sur la pensée essentielle de son argumentation. Puis, il sait qu’il faut souvent répéter un même concept pour que le lecteur parvienne à entrevoir la dimension de celui-ci. Il est évident qu’une complexité se dégage de cet ensemble de notes qui viennent renforcer « l’ouverture » et le « développement » des formules alternatives. Pour Coomaraswamy il ne s’agit pas de rejeter certaines notions, mais de les disséquer, de les travailler dans les « plis », comme il le dit, de façon à rendre les doctrines plus claires aux chercheurs. Dans cette analyse « dépliante » il est aussi agréablement surpris de découvrir les concordances entre les textes, une identité verbale qui existe entre les textes d’Orient et d’Occident. Ce travail de tisserand nous ouvre à l’harmonie d’un tissu logique entre les textes de la métaphysique traditionnelle. Coomaraswamy ne se considère jamais comme un auteur individuel qui donne son point de vue, mais comme un exégète authentique. Dans son ouvrage, Les théories de l’art dans la pensée traditionnelle, Patrick Ringgenberg dit : « Les études de Coomaraswamy fonctionnent comme un jeu de miroirs, où les thèmes sont répétés sans cesse dans des contextes différents, afin de démontrer, les possibilités inépuisables du langage symbolique ayant la précision, l’objectivité, d’une mathématique […] C’est un langage premier et pérenne des traditions, de leurs doctrines, rites et mythes. Le symbolisme avec la métaphysique sont les deux enjeux principaux de tout l’œuvre de Coomaraswamy. »

On peut dire que la maturité de l’œuvre métaphysique de Coomaraswamy commence à partir de 1933 avec son ouvrage, Une nouvelle approche des Védas, Essai de traduction et d’exégèse. Pour lui se fut un changement naturel et nécessaire, qui bien sûr, trouve son origine dans ses travaux précédents où prévalaient un intérêt pour l’histoire de l’art et l’iconographie. « Je n’étais plus satisfait par la simple description et je devais être capable d’expliquer le ‘‘pourquoi’’ des formes ». Cette approche métaphysique se réalise à partir de la traduction et de l’interprétation des Vedas, « d’où émergent les ‘‘raisons séminales’’ du développement symbolique ». Les explications historiques, sociologiques ne lui suffisent plus pour analyser les formes artisanales et artistiques des sociétés traditionnelles, car elles ne parviennent pas à comprendre la dimension spirituelle.

La métaphysique traditionnelle, à laquelle le nom de Śaṇkara est associée est connue sous le nom de Vedānta. Coomaraswamy fait ressortir les correspondances métaphysiques des thèses du Vedānta et celle de la Scolastique chrétienne comme tradition occidentale. La métaphysique de Śaṇkara comme ātmavidya est la connaissance du vrai « soi », l’essence spirituelle de chaque être, et il est peut être exact de dire que celle-ci a été mieux préservée en Inde qu’en Europe. Il a essayé de préciser que ce qu’on nomme la « philosophie » de Śaṇkara n’est jamais un questionnement ; comme dans la philosophie moderne, mais une véritable explication, révélation, selon laquelle il y a une Réalité, une Vérité Ultime, « quelque chose qui doit être compris par tout homme, qui doit faire le travail par lui-même ».

Pour Coomaraswamy la tradition Hindoue est l’une des formes de la Philosophia Perennis, et elle représente ainsi les vérités universelles dont aucune tradition ne peut revendiquer une possession exclusive. Le Vedānta n’est donc pas une « philosophie » au sens usuel du terme, « mais seulement comme le mot est utilisé dans l’expression Philosophia Perennis, et seulement si nous avons à l’esprit la ‘‘philosophie’’ herméneutique ou cette ‘‘Sagesse’’ par laquelle Boèce est consolé ». Il a tenté de démontrer que les axiomes d’une telle métaphysique (Philosophia Perennis), peuvent être clarifiés par la corrélation de textes parallèles de diverses traditions. Cette métaphysique est pérenne en raison de son éternité, et de son immutabilité, « ce qui a été révélé au commencement contient implicitement toute la vérité, et tant que la tradition est transmise sans déviation, aussi longtemps, en d’autres termes que la chaîne des maîtres est des disciples demeure ininterrompue, aucune incohérence ni erreur n’est possible ».

La métaphysique, pour ce penseur, doit utiliser un langage purement symbolique, technique et abstrait, « vous vous souvenez peut-être qu’Émile Mâle parle du symbolisme chrétien comme d’un ‘‘calcul’’ ». Le langage symbolique de la métaphysique a cet avantage que ce qui est communiqué (par les symboles) n’est pas plus indien, grec, chrétien, islamique ou égyptien. Coomaraswamy doit aussi utiliser ce qu’il nomme des « termes techniques » ; spiration et dé-spiration, aeviternité et éternité, essence et substance, forme et accident ; potentialité et acte etc. La métaphysique traditionnelle traite de sujet qui ne peuvent être démontrés, ils ne sont rendus intelligibles qu’au moyen d’analogies, « qui même lorsqu’elles sont vérifiées dans une expérience personnelle ne peuvent être énoncées qu’en termes de symboles et de mythes ». Les analogies symboliques en métaphysique sont de véritables termes techniques et ne sont jamais des ornements littéraires. Les symboles correspondent à des Réalités Transcendantes afin de les signifier dans la réalité sensible. Donc, dans la métaphysique les symboles renvoient au référent transcendant et non à une réalité perceptible. Le symbolisme est un langage et une forme de pensée précise, « un langage hiératique et métaphysique et non un langage déterminé par des catégories somatiques ou psychologiques ». On peut dire que Coomaraswamy dans son œuvre propose une véritable métaphysique symbolique, nous disant que la modernité a perdu le véritable symbolisme, car « nous avons perdu l’art de la procédure analogique ». Nous ne savons plus comprendre le sens des rites qui sont fondé sur cette analogie symbolique.

La métaphysique de la transmigration et de la réincarnation était le dernier projet majeur de Coomaraswamy. Il s’est développé à compter de l’achèvement du livre Le temps et l’éternité (1947). Une partie importante du livre la Réincarnation avait une longue partie intitulée : Daimon, Yakṣas et Spiritus, qui était probablement achevée avant l’hiver 1945, à la suite de ses travaux sur le Sphinx. La conclusion était vraisemblablement Qui est « Satan » et où est « l’Enfer » ? Avec un long chapitre sur Appolonius de Tyane, ainsi que des chapitres sur l’Ether. Même si un livre apparaît parfois dans certaines bibliographies, sous le tire Réincarnation, ce livre n’a jamais été édité ; d’où l’intérêt de ces essais sur la transmigration.

La doctrine de la transmigration est universelle. C’est ainsi que dans la correspondance entre René Guénon et Ananda K. Coomaraswamy, on peut lire : « Je suis heureux d’apprendre que vous préparez un article établissant l’inexistence de l’idée de « réincarnation » dans des textes anciens, orthodoxes et même bouddhiques. Cela est très important et très utile, car cette interprétation grossière a fini par s’imposer d’une façon presque générale ; il est à remarquer qu’on ne la trouve pas dans les premières traductions […] C’est vraiment une chose incroyable que la plupart des occidentaux semblent incapables de comprendre la différence essentielle entre ‘‘transmigration’’ et ‘‘réincarnation’’. » (Lettre de René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 2 Décembre 1935).

La métaphysique de la transmigration se rapporte au passage de l’être (et non du soi/moi individuel) à d’autres états d’existence qui sont définies par des conditions entièrement différentes de celles auxquelles est soumise l’individualité humaine. Donc la transmigration sous-entend essentiellement un autre état. Si l’on tend à évoquer des états non-humains situés « avant la naissance » et « après la mort », c’est parce qu’ils apparaissent par rapport à l’être humain. Il faut bien voir que ce n’est pas l’individualité qui passe dans ces états successivement. Car ce sont des états qui sont hors de son domaine contingent en tant qu’individu. Lors de la mort, lors de la dissolution du composé humain, il ne peut y avoir d’être humain, car le composé est cet être individuel. L’impossibilité d’un retour au même état d’existence, comme l’état d’existence de l’être humain actuel, un retour à une autre vie dans ce monde avec un autre corps, comme certains pensent la réincarnation, est impossible. Ceci impliquerait une véritable limitation de la multiplicité des états d’existence, et donc une limitation de la Possibilité universelle. Le Soi, l’être véritable, de peut se manifester deux fois dans un même état. L’impossible répétition dans l’ensemble de la manifestation universelle, qui est indéfinie.

« Quand au fond même de la question, l’impossibilité d’un retour au même monde résulte de ce qui impliquerait une limitation de la multiplicité des mondes […] et, par suite, une limitation de la Possibilité universelle elle-même. Ceci, bien entendu, concerne l’être véritable et revient à dire que celui-ci ne peut pas se manifester deux fois dans le même état […] La croyance en la réincarnation peut être considérée comme due à l’incompréhension du sens symbolique ce certaines expressions. » (René Guénon)

L’erreur concernant l’idée de la réincarnation provient donc d’une non connaissance de la doctrine des états multiples de l’être et de la Possibilité universelle. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas quelque chose qui puisse ne pas demeurer dans l’état humain, mais il s’agit simplement dans ce cas des éléments psychiques, qui n’ont rien à voir avec l’être véritable, et qui viennent s’intégrer dans la manifestation d’un autre être comme le font aussi les éléments corporels ; à proprement parler, ce ne sont donc pas de « réincarnations » qu’il s’agit mais de « métempsychoses ». Le mot « transmigration » désigne dans la métaphysique traditionnelle le passage d’un état à un autre état, qui lui s’applique bien à l’être véritable.

L’essai métaphysique de Coomaraswamy sur le Seul Transmigrant est une explication de la parole de Śaṇkara suivant laquelle il n’y a véritablement pas d’autre transmigrant (saṃsāri) qu’Iśvara. Car le processus de l’existence contingente ou du devenir, est une réitération de mort et de naissance. La Délivrance est la libération du devenir. L’affirmation de Śaṇkara est une négation de la réincarnation des essences individuelles qui est attestée par les textes les plus anciens, et elle n’appartient pas uniquement aux textes indiens. Le Seigneur dont parle Śaṇkara est naturellement le Soi Suprême et Solaire, Ātman, le Seigneur Suprême de tous les êtres, « dont l’uniformité est intemporelle et dont l’Omniscience nous met en état de nous faire comprendre qu’il est Omniscient ». Dans la métaphysique traditionnelle il n’est pas question de « réincarnation », à moins que l’on veuille entendre par là une transmission des éléments du soi (moi) individuel et temporel du père à ses descendants. La transmigration est différente ; quand un être meurt, le Soi qui est d’ordre universel transmigre, il continue à animer des existences contingentes. La délivrance n’est pas pour notre soi (moi), mais pour ce Soi qui n’est jamais Untel, elle est pour nous que quand nous ne sommes plus nous-mêmes, en tant qu’individus, mais lorsque nous avons réalisé l’identité suprême : « Tu es Cela » (tat tvam asi). Coomaraswamy dans ses essais démontre que cette métaphysique de la transmigration n’est pas particulière au Vedānta, comme l’exposent de nombreux textes qui appartiennent à d’autres formes traditionnelles.

Dans l’essai Le Seul et Unique Transmigrant, la transmigration implique une transition d’un état de l’être à un autre, alors que la réincarnation est un renouvellement d’un état antérieur. Les Saṃhitas ne connaissent pas la « réincarnation » comme naissance individuelle sur terre, « il est généralement accepté que même les Brāhmaṇas ne savent rien d’une telle doctrine, sinon, naturellement, dans le sens normal de génération d’une renaissance en tant que progéniture. Ce qui nous concerne c’est de montrer que le Veda parle d’une transmigration et d’un seul Transmigrant ».

Coomaraswamy réfute donc cette ‘‘prétendue réincarnation’’ : « Il est tout à fait contraire au Bouddhisme, aussi bien qu’au Vedānta, de penser à ‘‘nous-mêmes’’ comme à des êtres errants au hasard dans le tourbillon fatal du flot du monde (saṃsāra). Notre Soi immortel est tout, sauf une ‘‘individualité qui survit’’. Ce n’est pas cet homme, untel ou untel qui réintègre sa demeure et disparaît à la vue, mais le Soi prodigue qui se souvient de lui-même. » (Hindouisme et Bouddhisme, 1949)

Coomaraswamy indique une correspondance des traditions indiennes et platoniciennes, et fait aussi allusion à des parallèles islamiques, plutôt pour rendre la doctrine plus compréhensible que pour impliquer une quelconque dérivation. A partir d’un même point de vue « nous nous sommes référés aux doctrines judaïques et chrétiennes. Ainsi, dans l’Ancien Testament nous trouvons que lorsque nous mourrons et abandonnons l’Esprit, ‘‘Alors la poussière retournera à la poussière, comme c’était, et que l’Esprit retournera à Dieu qui l’a donné’’. »

Coomaraswamy ne dit pas qu’une théorie de la réincarnation n’a jamais été crue en Inde ou ailleurs, mais en accord avec René Guénon qu’elle « n’a jamais été enseignée en Inde, même par les Bouddhistes et est essentiellement une notion moderne » et en outre « qu’aucune doctrine traditionnelle authentique n’a jamais parlé de réincarnation. Pour Coomaraswamy il a été généralement admis par les érudits que la réincarnation « n’est pas une doctrine védique, mais d’origine populaire ou inconnue, adoptée ou prise pour acquise dans les Upaniṣad et le Bouddhisme ». Il est vrai toutefois, que de nombreux passages dans les Upaniṣad, etc., qui, sortis de leurs contextes, semblent parler d’une réincarnation de l’individu prouvent une incompréhension des textes originaux. L’esprit moderne avec son attachement à l’individualité évoque donc des preuves sentimentales pour une éventuelle survit de la personnalité, ce qui peut induire une interprétation trompeuse des textes traditionnels.

Pour ces métaphysiciens traditionnels, ce que l’on entend par transmigration est un changement d’état ou de niveau de référence excluant par définition l’idée d’un retour à tout état ou niveau franchi.

Dans Réminiscence, indienne et platonicienne, Coomaraswamy montre que l’intemporelle Omniprésence et Omniscience providentielle sont des notions interdépendantes et inséparables. La thèse de cet essai est bien celle de l’Omniscient, Omniprésent Soi, qui est le Seul et Unique Transmigrant. La métaphysique de la Réminiscence qu’elle soit indienne ou platonicienne, implique que toute notre connaissance est une « participation » à l’Omniscience, l’Omniprésence du Principe spirituel (Sanctus Spiritus, Soi, Ātman) immanent. Tout être est une participation à l’Être pur, en nous. Dans la mesure où nous sommes capables de nous identifier avec le Soi Omniscient, Omniprésent, l’Unique Transmigrant « maintenant », nous parvenons à nous élever au-dessus des événements temporels. Cette métaphysique de la connaissance par « participation » est inséparablement liée à la Libération (mokṣa) des couples d’opposés, dont le passé et le futur, l’ici et le là ne sont plus que des cas particuliers. Ce qui correspond dans la Philosophia Perennis à la métaphysique selon laquelle le beau est tel par une participation à la Beauté, « et que tout être est une participation à l’Être absolu. L’omniscience du principe spirituel immanent intellectus vel spiritus, est le corrélatif logique d’une omniprésence intemporelle ».

« Toute notre tradition métaphysique, chrétienne et autre, affirme qu’il y a ‘‘deux en nous’’ ».

Coomaraswamy élabore une véritable métaphysique de la psychologie traditionnelle des deux soi, et nous essaierons d’en développer les aspects principaux. La connaissance de soi est le centre de ses recherches, et c’est à la fin de sa vie que cette préoccupation devint plus importante. Coomaraswamy analyse la psychologie traditionnelle à partir de l’Orient et de l’Occident, il se reconnaissait dans les idées métaphysiques, religieuses et psychologiques des textes traditionnels, beaucoup plus que dans celles de la psychologie du vingtième siècle. Il demandait à ses lecteurs d’expérimenter ce combat des Dieux et des Titans en eux-mêmes : « Les dieux sont entrés en l’homme, ils ont fait d’un mortel leur demeure. Sa nature passible est maintenant la ‘‘nôtre’’ ; et à partir de cet état, il ne peut pas aisément se rassembler ou se resituer lui-même, dans sa pleine et entière unité. Nous sommes dès lors la pierre d’où peut être tirée l’étincelle, la montagne sous laquelle Dieu gît enseveli […] ‘‘Tu’’ et ‘‘Je’’ sont la prison psychophysique, le Constricteur ou le Premier Principe a été absorbé afin que ‘‘nous’’ puissions pleinement être […] Ainsi Celui en qui nous étions prisonniers est devenu nôtre prisonnier ; il est l’Homme Intérieur submergé et caché par notre Homme Extérieur. C’est à lui maintenant de devenir le Tueur de Dragon. Dans cette guerre de la Divinité et du Titan, livrée désormais en nous, où nous sommes ‘‘en guerre avec nous-mêmes’’, sa victoire et sa résurrection seront également les nôtres, si nous savons qui nous sommes. C’est à Lui maintenant de nous boire jusqu’à la dernière goutte et à nous d’être son vin. » (Hindouisme et Bouddhisme, p.21)

Coomaraswamy souhaitait exposer cette métaphysique qui est une psychologie traditionnelle, ceci dans le but de préparer ses lecteurs à une réalisation de la connaissance de soi. La métaphysique qui a été primordiale dans la pensée de Coomaraswamy est celle des deux soi (ou deux esprits, deux âmes) : « Toute notre tradition métaphysique, chrétienne et autre, affirme qu’il y a ‘‘deux en nous’’ (note 5 : Platon, République, 439de ; Philon, Deterius, 82 ; Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, II, II, 26, 4 ; Saint Paul, Deuxième Épître aux Corinthiens, 4, 16 ; et en général, comme dans la doctrine brièvement exposée par Goethe, Faust, I, 759. De même dans le Vedānta, le Bouddhisme, l’Islam et la Chine), cet homme et l’Homme dans cet homme. » (Qui est « Satan » et où est l’« Enfer » ? p.79)

Une telle libération du bon et du mauvais qui pouvait sembler impossible, et qui est impossible pour l’homme que nous définissons par ce qu’il est ou ce qu’il pense, et « qui répond à la question : ‘‘Qui est cela ?’’, ‘‘c’est moi ». Mais elle est possible pour celui qui peut répondre à la Porte du Soleil à la question : ‘‘Qui êtes-vous ?’’ : ‘‘Vous-même’’. Celui qui s’est enchaîné doit se libérer lui-même, et cela peut seulement être fait en vérifiant l’assurance : ‘‘Tu es Cela’’ ». Notre soi, dans son ignorance, et son opposition au Soi immortel, est l’ennemi qui doit être vaincu. La finalité est atteinte lorsque l’on est plus quelqu’un. La finalité devant être dans la source de l’être, plus riche que tout être. Coomaraswamy nous dit qu’en parlant de ceux qui ont fait ce qui doit être fait, ceux qui sont devenus « parfaits », « comme notre Père au Ciel est parfait ». S’il existe une Voie, elle ne peut être pratiquée que progressivement. Un grand pas est effectué si nous avons accepté cette idée de « la négation de soi », cette discrimination du soi. Cette doctrine s’adresse à tous les êtres, selon leurs capacités. Le but ultime est de vérifier que « Je suis Cela », reconnaître « que je ne suis pas différent de Dieu (prenant le mot ‘‘Je’’ pour signifier la partie divine la plus intérieure en chaque homme) ». L’être humain, pour Coomaraswamy, est appelé pour nier uniquement une partie de sa nature composée, et il doit retrouver une harmonie qui est une réintégration, qui fonde les deux. « L’homme qui a nié le soi est un homme heureux, ce qui n’empêche pas qu’il soit conscient des êtres humains. »

Le terme « Celui-qui-comprend » (« Comprehensor ») [En sanskrit vidvān, evaṃvit), souvent utilisé par Coomaraswamy, est l’équivalent du Soi, cette notion nous oriente vers la recherche intérieure du sujet : « Lorsque les Indiens parlent de Celui-qui-comprend une doctrine donnée, ils n’entendent pas seulement celui qui a saisi la signification logique de ce qu’elle expose, mais celui qui l’a ‘‘vérifié’’ en lui-même, qui est ce qu’il connaît ».

Le conflit entre le soi et le Soi doit aussi mourir jusqu’à ce que l’Homme en cet homme soit devenu « maître de soi-même ». Le mal de l’homme doit-être tué, c’est-à-dire son orgueil (son amour propre) et il doit préférer « mourir à soi-même » (« Meurs avant que tu ne meures », Rūmī, « Le Royaume de Dieu n’est que pour celui qui a traversé la mort »). Cette mort n’est pas une destruction, mais une transformation vers le seul Transmigrant. Pour Coomaraswamy, l’idée de la mort entrait dans le processus de cette « négation de soi » et de la « Réalisation du Soi ». Le Soi, l’Unique Transmigrant, cette partie dans l’homme qui jamais ne meurt, car elle n’est jamais née, la partie immortelle de l’être humain, « l’Âme de l’âme ».

Coomaraswamy dans Le Vedānta et la Tradition Occidentale représente symboliquement par un diagramme le voyage vers le centre intérieur. Celui-ci partant des clôtures (circonférences) extérieures où l’homme se pense comme étant Untel, pour pérégriner vers le Centre commun à tous, là où sa conscience est la Conscience universelle, celle du « Spectateur » comme Homme Universel. « Aucun homme ne peut être sauvé, aller au Père, sans passer par Moi ». Ce passage à travers les portes ouvertes de la contemplation et de l’initiation, ne pouvant s’effectuer que par le biais d’une « négation de soi ». Seule Voie qui s’étend à travers toutes les formes de la pensée et de la connaissance issues du moi empirique, et de l’image que nous avons de nous-mêmes.

« C’est entre ces deux que se situe notre choix : entre nous-mêmes comme nous sommes en nous-mêmes et envers les autres, et nous-mêmes tels que nous sommes en Dieu. » (Ananda K. Coomaraswamy)

Pour les textes anciens, en sanskrit, grec, latin etc., nous utilisons le plus souvent la traduction effectuée par Coomaraswamy, car celle-ci provenait toujours d’une analyse et d’une compréhension approfondie des textes dans leurs langues originales. La difficulté pour un traducteur réside dans le fait qu’il faut parvenir à rendre en français les idées exprimées en anglais par cet auteur, ceci en respectant son style et sa ponctuation. Les textes de Coomaraswamy sont difficiles, mais c’est toujours un outil de travail essentiel pour le véritable chercheur. Une telle écriture a fréquemment l’aspect d’un filet (symbole souvent employé par Coomaraswamy) où sont rassemblés de multiples termes signifiants qui composent une structure prédéterminée. On peut affirmer que l’expression rigoureusement structurée s’apparente à celle des textes sacrés et de leurs exégèses dans toutes les traditions de l’Orient et de l’Occident. Coomaraswamy a remarqué que la répétition joue un rôle important dans les cultures traditionnelles. Les gens souhaitent qu’on leur rappel encore et encore les mêmes choses essentielles, des idées qu’ils n’ont pas encore assimilées. Il insiste sur cette valeur de la répétition et il plaisantait sur les répétitions dans ses écrits, il les nommait, « le même vieux truc ». C’était donc pour lui un outil, dans la mesure où il devait reformuler les vérités fondamentales. Il n’était peut-être pas simplement très en avance sur son temps, mais si loin que nous essayons encore de le rattraper. Nous pouvons dire de la pensée de Coomaraswamy, ce qu’il disait de celle de Socrate : « Ce que je comprends de lui est excellent, ce que je ne comprends pas (encore) est aussi excellent. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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