Ananda K. Coomaraswamy. La rencontre des yeux.

La rencontre des yeux[1]

(Publié pour la première fois dans Art Quaterly, VI (1943)

     Dans certains portraits, les yeux du sujet semblent regarder directement vers le spectateur, qu’il soit face à l’image ou qu’il se déplace à droite ou à gauche de celle-ci. Il existe, par exemple, de nombreuses représentations du Christ dans lesquelles son regard semble retenir le spectateur où qu’il soit et le suivre avec insistance lorsqu’il se déplace. Nicolas de Cues avait vu de telles représentations à Nuremberg, Coblentz et Bruxelles ; un bon exemple est la tête du Christ de Quentin Matsys, à Anvers. Le type semble être d’origine byzantine[2].

Quentin Matsys : Christus Salavator Mundi

Dans un article intitulé « La direction des yeux dans un portrait »[3], W. H. Wollatson a discuté et expliqué les conditions assez subtiles dont dépend ce phénomène. C’est un effet qui n’est pas entièrement dû au dessin des yeux uniquement[4], mais qui dépend aussi et plus encore du dessin du nez et d’autres traits. Wollaston fait remarquer que tout comme l’aiguille d’un compas vue de loin, et en fait verticale dans un dessin en perspective, conserve sa position apparemment verticale même si nous changeons de point de vue, mais semble se déplacer, donc les yeux d’un portrait regardant originellement le spectateur dans une position semblent bouger pour le regarder dans une autre position. D’autre part, bien que les yeux eux-mêmes puissent avoir été dessinés comme s’ils regardaient directement le spectateur, si les autres traits ne sont pas dessinés pour cette position des yeux, alors l’effet des traits, et surtout du nez, donnera l’impression que l’image regarde dans une direction fixe, loin du spectateur, quelle qu’en soit la position. La position strictement frontale présente, bien entendu, le cas le plus simple, mais il n’est pas du tout nécessaire que la position du visage soit strictement frontale si les yeux sont tournés (de côté vers le sujet) de manière à regarder directement le spectateur, et rien dans le reste du dessin ne contredit cette apparence. Ainsi, l’effet essentiel est (1) que le sujet doit avoir été représenté à l’origine comme s’il regardait directement l’artiste, et (2) que rien dans le reste du dessin ne doit entrer en conflit avec cette apparence.

Nicolas de Cues se réfère à des icônes de ce genre, et dans le De visione Dei ou De icona (1453) il parle d’envoyer une telle image à l’abbé et aux frères de Tegernsee. Il fait de la caractéristique de l’icône, évoquée plus haut, le point de départ d’une Contemplation en caligine [« ténèbres »], ou Vision de Dieu in tenebris, au-delà du « mur de la coïncidence des contraires »[5]. Pour de telles images, il dit : « Placez-la n’importe où, disons sur le mur nord de notre Oratoire ; placez-vous en demi-cercle, pas trop près, et regardez-la. Il semblera à chacun de vous, quelle que soit la position d’où il regarde, que c’est comme s’il était seul à regarder […] Alors, vous vous émerveillerez, en premier lieu, comment peut-il se faire que l’icône vous regarde tous et chacun de vous […] Alors laissez un frère, fixant son regard sur l’icône, plus vers l’ouest, et il verra que le regard de l’icône l’émeut toujours ; elle ne le quittera pas non plus s’il retourne à l’est. Il s’émerveillera des mouvements sans une locomotion […] S’il demande à un frère de marcher d’est en ouest, en gardant les yeux sur l’icône, alors qu’il se déplace lui-même vers l’est, ce dernier lui dira lorsqu’ils se rencontreront, que le regard de l’icône bouge avec lui, et le croira ; et de cette évidence se rendra compte que le visage suit tout le monde pendant qu’il se déplace, même dans les mouvements contraires. Il verra que le visage immobile se déplace vers l’est et l’ouest, vers le nord ou vers le sud, dans une direction et dans toutes les directions simultanément. »

Nicolas de Cues

     Nous ne pouvons pas, en l’absence d’autres preuves littéraires, être certains que l’effet était celui qui avait été délibérément recherché par l’artiste, et le résulta d’un art ou d’une règle consciente. Mais c’est un effet appartenant à la cause formelle, à savoir celui de l’image mentale dans l’esprit de l’artiste, et reflète donc nécessairement son intention implicite ; s’il n’a pas imaginé que les yeux divins le regardent directement, ils ne sembleront pas regarder directement un spectateur ultérieur. L’effet, en d’autres termes, n’est pas un accident, mais une nécessité de l’iconographie ; si les yeux d’un Dieu qui voient tout doivent être mis sous forme d’icônes réellement et correctement, ils doivent apparaître comme omnivoyant.

Christ Sauveur

     La description de l’icône du Christ par Nicolas de Cues a un parallèle frappant dans le Dhammapada Atthakathā, I, 406 : lorsque le Bouddha prêche, quel que soit le public, et que ce soit devant ou derrière lui, il semble à chacun que « ‘‘Le Maître ne regarde que moi ; qu’il ne prêche le Dharma qu’à moi seul’’. Car l’Enseignant semble regarder chaque individu et converser avec chacun […] Un Bouddha semble se tenir face à chaque individu, peu importe où l’individu se tienne. »

L’effet dans une icône est un exemple de l’integritas sive perfectio [« intégrité ou alors perfection »]  que saint Thomas d’Aquin fait d’une condition de la beauté, et ὀρθότης, ἀλήθεια, et ἰσότης (correction, vérité et adéquation) avec le respect à οἵον, ἰδέα, et δύναμις (l’être, la forme et la puissance) de l’archétype sur lequel Platon insiste dans toute iconographie et ne peut être atteint que lorsque l’artiste lui-même a vu la réalité qu’il doit représenter. Ce n’est que dans la mesure où un objet représente correctement son modèle qu’on peut dire qu’il remplit son objectif. Dans le cas présent (comme dans celui de tout objet en proportion de sa signification) le but de l’icône est d’être un support de contemplation (dhiyālamba). Il peut ou non offrir aussi des plaisirs esthétiques ; il n’y a pas non plus de mal dans ces plaisirs en tant que tels, à moins que nous ne les considérions comme l’unique fin de l’œuvre ; auquel cas nous devenons de simples Sybarites, des mangeurs de lotus et des jouisseurs passifs de quelque chose qui ne peut être compris que du point de vue de son utilisation prévue. Pour adapter les propos de Guido d’Arezzo : Non verum facit ars artificem, sed documentum [« Ce n’est pas seulement l’art, mais la doctrine qui fait le vrai artisan »]

 

 

 

 

 

 

 

    

[1] Dans la rhétorique indienne de l’amour, la première condition de « l’amour dans la séparation », connue sous le nom de « commencement de l’amour » (pūrva rāga), peut être occasionnée soit par l’ouïe, soit par la vue, soit en voyant une image ou par « une vision directe » (sākṣāt darśana), le résultat est la première des dix étapes de l’amour, celle du « Désir » (abhilāṣa). Ainsi, par exemple, dans le Sāhitya Darpaṇa, et toute la littérature sur la rhétorique, et dans les chants des Fidèles d’Amour Vaiṣṇava.

Je ne connais aucune référence indienne d’un échange de regards comme entre un tableau et un spectateur, mais dans Arabians Nights (L’histoire du prince Ahmed et de la fée Pari-Banu, R. F. Burton, Suppl. Nights, p.427. 1886), on dit qu’il y avait dans un temple de Besnagar, « une image dorée de taille et de stature d’un homme, d’une beauté merveilleuse ; et si habile était sa fabrication que le visage semblait fixer ses yeux de deux rubis d’une immense valeur, sur tous les spectateurs peu importe où ils se trouvaient. »

Que Dieu soit omnivoyant, ou regarde dans toutes les directions simultanément, apparaît dans toute la littérature. Brahma « visiblement présent et non hors de la vue » (sākṣād-aparokṣāt) est le Souffle immanent et le vrai Soi (Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad, III, 4) ; de sorte que (de même chez Platon) si le contemplatif doit « voir » la divinité immanente, son œil doit « se retourner », con- ou introverti (āvṛttacakṣus, Kaṭha Upaniṣad, IV, 1).

[2] Pour les références ci-dessus et d’autres voir. E. Vansteenberghe, Autour de la docte ignorance, p.37 (Münster, 1915).

[3] Philosophical Transactions, Royal Society (London, 1928).

[4] Dans certains types d’art primitif, par exemple, l’œil d’un visage de profil complet peut être dessiné comme s’il était vu de face, mais cela ne donne pas l’impression qu’il regarde le spectateur.

[5] « Le mur du Paradis dans lequel tu habites », dit-il, « est composé de la coïncidence des contradictoires [contraires], et reste impénétrable à tous ceux qui n’ont pas vaincu le plus haut Esprit de la Raison qui garde la porte » (Nicolas de Cues, De visione Dei, ch. 9). Ces « contradictions » [contraires] (passé et futur, bien et mal, etc.), dans la symbolique traditionnelle de la Janua Coeli, sont les deux montants ou côtés de la « Porte Active « , par lesquels lorsqu’ils s’affrontent, celui qui entre peut être écrasé. L’Esprit le plus élevé de la Raison doit être vaincu (Voir. Évangile de Jean, 10, 9 et Jaiminīya Upaniṣad Brāhmaṇa, I, 5) car toute vérité rationnelle (Voir. Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad, I, 6, 3 et Īṣā Upaniṣad, 15) s’énonce nécessairement en termes de contraires, dont la coïncidence est suprarationelle. La libération s’effectue à partir de ces « paires » (dvandair vimuktaḥ, Bhagavad Gītā, XV, 5).

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